La porte du bureau de chômage est recouverte d'affiches sales et à moitié décollées que personne ne consulte jamais. On peut lire, sous les graffitis, les heures d'ouverture et de fermeture du bureau, ainsi que la liste des conditions à remplir pour être inscrit au chômage. Tant de fois ouverte depuis la fin de la guerre et la terrible crise qui règne en Allemagne, cette porte laisse passer un lent défilé d'ouvriers, d'employés de bureau, et même des paysans des environs de Bayreuth, à la recherche du moindre petit emploi. L'homme qui vient de passer par cette porte, un jour d'avril 1950, ne ressemble pas aux autres. Il n'a pas dans le regard cette lueur à la fois quémandeuse et résignée des gens sans travail. Mais l'employé ne le regarde pas tout de suite. Le nez penché sur ses formulaires, il marmonne : «Votre nom ? Votre âge ? Votre spécialité ? Êtes-vous immigré ? Est ce que vous bénéficiez d'une aide de l'Etat ?» Le silence qui accueille ce flot d'interrogations surprend l'employé. Le crayon en l'air, il examine le demandeur. Mais cet homme est-il bien demandeur ? «Vous êtes demandeur ? — Pardon ? — Vous êtes chômeur ? Vous cherchez un emploi, c'est ça ? — Oui, bien sûr. — Alors, répondez aux questions... — Je répondrai aux questions quand vous les poserez tranquillement et poliment.» L'homme a levé le menton et fusillé l'employé d'un regard bleu tout à fait glacial. Le visage régulier, aux traits durs, hautains même, surprend l'employé. Pour qui se prend-il celui-là ? Pour un prince ? «Je n'ai pas le temps de vous envoyer un faire-part, il y a des gens qui attendent. Alors, dépêchez-vous, le bureau ferme à cinq heures. — Vous fermez à cinq heures ? Parfait ! De mieux en mieux ! L'Allemagne n'a pas de travail et le bureau de chômage ferme à cinq heures ! C'est bien l'administration ! Vous devriez, monsieur, travailler toute la nuit s'il le fallait, puisque vous avez la chance, vous, d'avoir du travail ! Et non pas fermer à cinq heures au nez et à la barbe des gens comme moi qui crèvent de faim.» La discussion risque de s'éterniser et l'employé, n'ayant pas de réponse logique à cet argument, préfère soupirer. «D'accord.Votre nom, s'il vous plaît ? — Borwin Polstorff ! J'ai cinquante-deux ans, monsieur, la guerre m'a chassé de mon pays, je ne suis qu'un homme sans qualification, rien qu'un homme déchu de ses droits, de sa fortune, et de sa vie même. Et savez-vous, monsieur, savez-vous que, si je ne trouve pas de travail, ma femme devra mourir ?» Borwin Polstorff n'est pas un chômeur comme les autres. Il n'est pas non plus un homme comme les autres. Dans le dossier conservé par le bureau de chômage de Bayreuth, au titre des années 1950 à 1956, Borwin Polstorff apparaît quelquefois comme travaillant dans une ferme ou une autre, en qualité de régisseur. Il semble qu'après de longues palabres l'employé ait réussi à déterminer lui-même les aptitudes au travail de ce chômeur pas comme les autres. Quel genre de travail peut accomplir un homme de cinquante-deux ans, né dans la richesse, habitant un manoir, élevant des chevaux et vivant du produit de ses fermages ? C'était cela, Borwin Polstorff avant la guerre. Il vivait quelque part en Tchécoslovaquie, sa femme était belle, sa jument était une merveille, sa vaisselle en porcelaine et ses revenus en or. A suivre Pierre Bellemare