Controverse C?est Clare Short, ex-ministre du gouvernement Blair, qui, la première, a vendu la mèche en parlant de «diversion». Diagnostic de ce petit bout de femme, visage rond dans un corps rond, réputée pour son franc-parler : la polémique entre Downing Street et la BBC sur la manière dont la chaîne a traité le problème des armes irakiennes n?est qu?un «rideau de fumée». Elle vise à camoufler les véritables raisons de l?engagement de Londres en Irak. C?est un «leurre» fait pour dispenser Tony Blair d?expliquer son obstination à s?engager aux côtés des Américains, malgré l?hostilité de son opinion et avec les conséquences que l?on sait aujourd?hui. L?ex-responsable du développement international du gouvernement travailliste, qui a démissionné le 12 mai après la fin de la guerre contre l?Irak parce que l?ONU avait été systématiquement écartée, exagère sans doute un peu. En soi, le différend entre l?exécutif britannique et une institution qui incarne au plus haut point le «quatrième pouvoir» constitue l?un des plus extraordinaires face-à-face de la vie politique britannique. Tous les ingrédients d?une tragédie ne sont-ils pas réunis dans cette histoire ? D?abord la «révélation» le 29 mai par Andrew Gilligan, journaliste vedette à Radio 4, d?une manipulation délibérée des services de communication du Premier ministre accusés d?avoir embelli le danger des armes de destruction massive de Saddam, évalué plus sereinement par le MI-6, les services secrets de Sa Majesté. Puis, la recherche furieuse par l?administration travailliste de la «taupe» responsable de la fuite, butant invariablement sur une fin de non-recevoir de la BBC. Sans oublier le dénouement fatal, le suicide de David Kelly, l?expert en désarmement respecté du ministère de la Défense, présenté d?abord comme la victime collatérale d?un règlement de comptes politique ; avant que la chaîne anglaise n?avoue finalement que David Kelly était bien sa «source principale». «La mort d?un fonctionnaire, victime d?une guerre intérieure, a transformé la polémique en drame», a écrit l?éditorialiste Paul Vallely dans The Independent, quotidien pourtant proche de Blair. Un drame directement imputé au Premier ministre par les médias, qui l?accusent d?avoir «du sang sur les mains». Pour dédouaner son chargé de la communication, Blair n?a-t-il pas fait de Kelly, fonctionnaire intègre dépassé par les enjeux, le bouc émissaire de ses propres turpitudes ? Mais Clare Short a raison : l?affrontement entre l?exécutif et la BBC puis les controverses sur la vérification des informations et la protection des sources, l?obligation de réserve et la liberté d?expression laissent entière la question centrale : pourquoi Tony Blair a-t-il délibérément gonflé le danger irakien ? Avec à la clé une interrogation : se remettra-t-il de ce qui fait figure de mensonge d?Etat ? Pour conforter sa position en faveur de la guerre et accréditer le danger des armes irakiennes, Downing Street, il est vrai, n?y est pas allé de main morte. Le document publié par les services du Premier ministre, en septembre 2002, évoque en vrac des missiles capables d?entrer en action en moins de 45 minutes avec une charge bactériologique, des laboratoires mobiles, véritables usines chimiques miniaturisées, et parle même d?un danger immédiat pour les bases britanniques de Chypre... Sachant qu?aucune arme de destruction massive n?a été utilisée au cours du conflit, ni retrouvée jusqu?à aujourd?hui, malgré les recherches minutieuses de la coalition anglo-américaine, l?accusation paraît excessive, donc insignifiante. Elaboré à partir de témoignages d?inspecteurs et d?experts, un rapport de l?International Institute for Strategic Studies de Londres indiquait déjà que «rien ne permet de conclure à la disparition des armes bactériologiques et chimiques utilisées lors de la guerre Irak-Iran et détruites seulement en partie par les inspecteurs de l?ONU dans les années 1990», souligne son président, le Français François Heisbourg. Pourquoi alors le chef du gouvernement anglais s?est-il acharné à grossir la menace ? «Blair a toujours pensé que seule la guerre pourrait renverser Saddam, incarnation du mal, et danger permanent pour la région. Face à une opinion massivement hostile à une guerre «illégitime», il a tout misé sur les dangers des armes de destruction massive pour emporter la partie», explique un diplomate occidental. Réflexe patriotique aidant ? l?effet Falk-lands ?, la stratégie de la peur a marché. Le Premier ministre britannique a bénéficié de l?appui de l?opinion pendant la guerre. Seulement voilà : «Plus les informations sont «dures», plus le retour de bâton sera fort si elles se révèlent fausses et si l?opinion se met à douter», souligne Heisbourg. En amplifiant le danger irakien, Blair s?est piégé lui-même et le prix qu?il paie ? la rupture du «contrat de confiance» avec l?opinion publique britannique ? est d?autant plus lourd. Plus élevé encore qu?aux Etats-Unis, où ce sont d?abord les liens ? toujours pas démontrés ? de Saddam avec Al-Qaïda, et non l?existence des armes de destruction massive, que l?administration Bush a placés en tête de son argumentaire. Confronté à une crise majeure ? sa cote de popularité est en chute libre ?Tony Blair est-il condamné ? On n?en est pas là. Ecartant d?emblée toute idée de se retirer, le leader travailliste a immédiatement rebondi à l?annonce faite par la BBC que David Kelly, l?ancien inspecteur de l?ONU, était bien son principal informateur. Renversant la charge de la preuve, il a aussitôt envoyé sa garde rapprochée tirer à boulets rouges sur Greg Dyke, directeur de la radio-télévision publique. Et il a annoncé la création d?une commission indépendante pour faire toute la lumière sur les événements. Présidée par lord Hutton, celle-ci est incomparablement plus ambitieuse que les deux précédentes, composées à majorité de députés amis et ne se rapportant qu?au gouvernement. Mais la crise de confiance qui s?est installée cristallise du même coup tous les ratés d?un gouvernement qui surfait jusqu?ici sur les difficultés : réforme judiciaire mal vendue, abandon d?un référendum sur l?euro malgré une posture europhile, remaniement bâclé, carence persistante des services publics, avec notamment l?échec de la réforme des hôpitaux considérée par Gordon Brown comme l?amorce d?un système de santé à deux vitesses...Gordon Brown, justement, parlons-en. Faute de leader charismatique, les conservateurs ne semblent guère menaçants ; mais le chancelier de l?échiquier, lui, fait au sein même du camp travailliste de plus en plus figure de concurrent sérieux pour Tony Blair tant on imagine mal le patron du New Labour conduire la prochaine bataille électorale avec une autorité aussi compromise. Certitude : en septembre, les rituels de la Conférence des Trade Unions et du Parti travaillliste seront pour lui un exercice éprouvant. Accusé de «mensonges d?Etat», impliqué dans un suicide mystérieux, le plus «vertueux» des hommes politiques va-t-il à son tour connaître les affres d?un «Watergate à l?anglaise» ? La comparaison ne tient pas. Mais la vigueur de la démocratie parlementaire britannique, épinglant successivement son Premier ministre, son ministre de la Défense et les experts en communication du gouvernement, avec en prime le Conseil des gouverneurs de la BBC, a un effet d?écho surprenant. Dans un monde où les Etats-Unis donnent généralement le la, l?Angleterre est en train de leur faire la leçon et de réveiller du même coup l?opposition démocrate américaine. Une autre ruse de la «vieille» Europe.