Ce soir, Christian B. a quarante-neuf ans ; il va faire la fête avec deux copains. Une naissance à arroser. L'occasion de faire un bon repas dans un restaurant, ensuite on verra. Le programme se déroule comme prévu. Apéritif, vin abondant, cuisine délicieuse, café, liqueurs. On se sent mieux, la vie est belle, il faut terminer la nuit en beauté. L'endroit idéal serait le S., une boîte chic de C. Là, on est sûr de l'ambiance et, sitôt dit, sitôt fait, voilà nos trois joyeux compères qui montent en voiture pour se diriger vers l'établissement dans lequel ils espèrent terminer la soirée en apothéose. Terminer, c'est certain, et même définitivement en ce qui concerne Christian. Pourtant, le S. n'est pas un bouge mal famé. Pas de clientèle louche ou interlope. Un service impeccable, des boissons parfaites. Mais ce genre d'établissement pratique des prix... de sa catégorie. L'addition peut sembler lourde, surtout quand on a déjà pas mal dépensé au restaurant. Nos trois joyeux compères, l'esprit échauffé par l'alcool, sont presque dégrisés quand ils jettent un regard sur la note : la bouteille de champagne, dans ce genre d'établissement de nuit, atteint des prix qui peuvent faire frémir les néophytes. Christian et ses amis en retrouvent pratiquement tous leurs esprits. Mais pas tout à fait, cependant. Alors une idée leur vient : point d?orgue qui terminerait, pensent-ils, leur soirée en feu d?artifice : si on s?esquivait à l?anglaise, en laissant la note impayée sur la table ? Mais les trois joyeux drilles ont présumé de la rapidité de leurs jambes, leurs réflexes sont sans doute émoussés par l?absorption de trop de boissons diverses. S?ils s?élancent bien vers la sortie, ils ont sous-estimé les serveurs, qui en ont vu d?autres au moment de l?addition. Les garçons du restaurant ont rattrapé les mauvais payeurs. Pis encore : l?un d?eux a réussi à arracher la clé de la voiture des mains de celui qui s?apprêtait à se mettre au volant. Les événements prennent une tournure catastrophique ; cette soirée de fête tourne au vinaigre. Un souvenir plutôt amer pour marquer une naissance. Christian et ses amis sont coincés. Les clés de leur véhicule sont entre les mains des serveurs. Comment les récupérer ? En payant l?addition, évidemment ! En admettant que le patron veuille bien en rester là. Mais s?il allait, en plus, déposer plainte ? En tout cas, ils ont l?esprit encore trop embué d?alcool pour faire le bon choix. Ils font donc le mauvais, qui consiste à prendre un air menaçant, à annoncer qu?ils vont tout casser si on ne leur rend pas leurs clés. Mais le patron du S., Noël H., soixante-quatre ans, quarante ans de métier, a l?expérience de ce genre de situation. Il sait que, dans ce commerce, on peut tomber sur un mauvais payeur, qu?il ne faut pas se laisser impressionner, qu?il est bon parfois de montrer sa force pour calmer le rouspéteur. Il est prêt à tout. Surtout que ses nerfs sont en pelote ces derniers temps. Sa femme, beaucoup plus jeune, est partie sans espoir de retour. Noël doit se débrouiller pour que ces mauvais clients veuillent bien payer ce qu?ils doivent. Liquide, chèques, carte bancaire, à la rigueur, en laissant en dépôt leur voiture ou un bijou quelconque. Noël, qui voit sa vie détruite sur le plan sentimental, n?a aucune envie de la voir détruite sur le plan professionnel? C?est pourquoi, pour remettre de l?ordre, pour impressionner ces mauvais clients, il attrape un instrument qu?il tient toujours prêt derrière le bar. Une batte de base-ball. Le modèle réglementaire, en bois bien dur, qui mesure un mètre six de long et fait sept centimètres de diamètre à son gros bout. Un bel engin, qui permet de frapper fort. Sa vue seule suffirait à dissuader quiconque de prolonger le scandale. (à suivre...)