Wilhelm Gesell avance en sifflotant dans l'aIlée centrale du zoo de Berlin, traînant un lourd chariot. Il est de bonne humeur, ce 6 juin 1963. Peut-être parce qu'il fait particulièrement beau : la matinée est radieuse, la journée s'annonce splendide ; peut-être aussi, tout simplement, parce qu'il aime son métier. Wilhelm Gesell, chargé de nourrir les fauves, a, depuis toujours, une passion pour les bêtes, même et surtout pour celles qu'on dit féroces. En fait, elles ne sont pas féroces, elles sont carnivores ; il n'y a pas plus de férocité à déchiqueter de la viande qu'à brouter de l'herbe. Wilhelm Gesell est arrivé devant la ménagerie. Il va commencer sa distribution. Il en a pour plus d'une heure. Le zoo de Berlin, l'un des plus grands et des plus beaux du monde, abrite en effet un grand nombre de lions et de tigres magnifiques. Wilhelm Gesell les connaît tous. Il les appelle par leur nom et il ne pourrait en aucun cas les confondre. Wilhelm Gesell ouvre la porte d'entrée. L'odeur des fauves ne lui a jamais été désagréable. Il aime, au contraire, cette senteur animale qui évoque des pays lointains, des forêts gigantesques. La première cage à droite, celle par laquelle il commence toujours sa tournée, est celle de Brutus, un lion du Kenya, un magnifique mâle de cinq ans. Il pique avec sa fourche un gros quartier de b?uf, le passe entre les barreaux et appelle : «Brutus !...» Que se passe-t-il ? Brutus, d'habitude si alerte, est couché sur le devant de la cage et daigne à peine soulever une paupière. Wilhelm Gesell appelle encore : «Oh ! Brutus ! Qu'est-ce que tu as, mon vieux ? Réveille-toi !...» Sans se lever, le fauve jette un regard indifférent vers la viande et détourne la tête. Il est sûrement malade. Il va falloir prévenir le vétérinaire. «Ah ! Enfin, tu te décides...» Le lion vient en effet de se lever pesamment, découvrant le fond de la cage et Wilhelm Gesell pousse un cri, tandis que sa fourche tombe sur le sol avec un bruit métallique... Non, Brutus n'est pas malade. S'il n'a pas voulu de la viande, c'est qu'il n'a plus faim. Il a déjà mangé. Les restes de son repas précédent sont là, bien en évidence. Il s'agit d'un être humain et, plus précisément, d'une femme. Le fauve l'a à moitié dévorée. Les jambes ont presque entièrement disparu ; il ne reste que les tibias à nu. Le tronc laisse apparaître les côtes sanguinolentes. Dans la tête, l'animal a prélevé les joues, le nez et les lèvres ; mais la chevelure est intacte : une longue et belle chevelure dorée... Wilhelm Gesell surmonte un haut-le-c?ur et se met à courir dans l'aIlée centrale en appelant au secours. L'affaire de la femme dévorée de Berlin commence... Le commissaire Hans Fischer, du quartier de Tiergarten, dont dépend le zoo, a beau être à deux ans de la retraite et avoir vu pas mal de choses affreuses pendant la guerre, il n'avait jamais contemplé un pareil spectacle. L'interrogatoire du témoin a lieu dans la ménagerie même. Le gardien est livide, mais s'il se voyait, le commissaire constaterait qu?il l'est tout autant. «La porte d'entrée de la ménagerie était fermée à clé ? ? Oui. ? Et la cage du lion ? ? Elle s'ouvre par cette porte, à droite des barreaux, et elle était fermée.» Le commissaire Fischer se penche sur l'une et l'autre serrures. Aucune d'entre elles n'a été forcée. «A part vous, qui a la clé ? ? Il y en a deux dans le local des gardiens, plus une que possède le directeur.» (à suivre...)