Il n'est pas facile d'être lycéen et d'avoir dix-sept ans, en 1945, en AIlemagne. On se trouve au milieu d'un monde ravagé, chaotique, sans rien avoir fait pour ça. On a grandi parmi les souffrances et les deuils en se disant qu'un jour ce serait son tour d'aller là-bas, vers ce front inévitable dont beaucoup ne reviennent pas... Manfred Freising a échappé de peu à la guerre. Si elle s'était prolongée encore quelques mois, il aurait été mobilisé. Mais il ne le regrette pas. L'héroïsme ne l'a jamais tenté. Seules ses études l'intéressent. Quand son lycée, un établissement du centre de Hambourg, a été fermé, au début de 1945, totalement indifférent aux bombardements anglais et américains, il s'est enfermé dans sa chambre pour étudier ses livres de classe. Car c'est un garçon sérieux et pacifique. Solitaire aussi. Ses parents, chez qui il vit, ne le connaissent pas vraiment. Il a mis toute sa volonté, toute son agressivité dans ses études. Il veut arriver. Il a décidé qu'il ferait son droit et qu'il deviendrait un grand avocat. C'est tout ce qui compte pour lui. Manfred se rend à son lycée, comme chaque matin, ce 7 novembre 1945. Il fait froid. Il a neigé toute la nuit et les ruines qui jalonnent son trajet ont des formes étranges. Ce sont d'étonnants monuments tout blancs, à l'aspect biscornu... Insensible à ce paysage de désolation, Manfred presse le pas. Il ne songe qu'à une chose : ne pas arriver en retard. Il pénètre dans la cour de l'établissement et se dirige vers sa salle de classe, dans l'intention de réviser une dernière fois ses leçons. Il a, comme d'habitude, la tête baissée, et c'est alors qu'il entend des éclats de voix qui le font s'arrêter. Quelques élèves de seconde sont en train d'entourer une jeune fille et de s'en prendre à elle. «Eh, la comtesse ! Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Retourne dans ton château !» Presque malgré lui, Manfred lève le regard. Il reconnaît, au milieu du groupe, une élève de sa classe. Jusqu'ici, il n'avait pas fait attention à elle. D'ailleurs, il ne fait jamais attention à personne. Mais cette fois, son côté chevaleresque prend le dessus. Il se précipite sur les garnements en criant : «Fichez le camp ! Allez, fichez le camp !» Les garçons disparaissent sans demander leur reste... Il demeure seul, sans rien dire, avec la jeune file. Il la connaît pourtant. Il sait son nom et son prénom : Juliane von Scheffel. Le premier jour de classe, leur professeur leur a demandé d'inscrire, à tour de rôle, leur nom au tableau noir. Et la jeune fille a fait comme les autres. A l'époque, il a seulement remarqué que c'était la seule qui avait un nom à particule. Sa curiosité s'est arrêtée là. Il n'a même pas levé les yeux sur elle. Mais maintenant, pour la première fois, il la regarde. Juliane est là, qui lui sourit dans son manteau de laine, avec ses chaussures à talons de bois. Elle est aussi blonde qu?il est brun. Elle a l'air ouvert, naturel autant qu'il a l'air renfermé. Manfred Freising met un certain temps à comprendre qu'elle lui sourit. Il a tellement peu l'habitude qu'on lui sourie. Il est vrai que lui-même ne sourit à personne. Juliane von Scheffel lui tend la main. Encore une fois, Manfred met un moment avant de s'en rendre compte et la lui prend gauchement, après avoir fait passer son cartable dans l'autre bras. Elle lui dit simplement : «Merci, Manfred.» Le jeune homme a un mouvement de recul. Elle l'a appelé par son prénom ! C'est la première fois que cela lui arrive. Jusqu'ici tout le monde l'a désigné par son nom de famille. (à suivre...)