C'est une maison simple, dans un quartier dit «sans histoires», une boîte aux lettres dans laquelle ne tombent que des choses simples. La retraite, la quittance d'électricité, les taxes locales, les impôts sur le revenu. Simple, le revenu. Chez ces gens-là, on ne roule pas sur les billets de banque. Le père a été ouvrier, la mère femme au foyer. Ils ont eu deux enfants à la fin des années cinquante, époque tranquille et simple elle aussi, où l'on découvrait à la fois l'aspirateur, le réfrigérateur, la télévision en couleurs et les prémices de la décolonisation. Deux enfants, une fille et un garçon, vont à l'école d'une petite ville de province. Ecole tranquille, les graffitis ne sont pas encore sur tous les murs, on n'y insulte pas les professeurs, on n'y casse pas les portes et on ne s'y bat pas à coups de couteau. Le cadet des enfants, Denis, a dix ans en 1968. Un garçon anxieux, difficile, nerveux, dont le père s'occupe énormément. Un père est souvent fier d'avoir un fils, fier de l'emmener au zoo, à la pêche, au football et de jouer avec lui au train électrique. Mais les joies simples d'une enfance simple ne suffisent pas à ce petit garçon arrogant. Il travaille mal à l'école, répond à sa mère, pique des colères épouvantables si on lui refuse quelque chose. A treize ans, c'est d'abord à sa mère qu'il s'en prend. Il cogne sur elle à coups de poing, à coups de pied, et le pli de la révolte brutale étant pris, il continue. A quinze ans, toujours cancre, il injurie son père : «Tu n'es qu'un pauvre type, un minable, je ne passerai pas ma vie en esclave comme toi !» C'est si simple de railler le milieu qui l'élève. Les salaires de misère des ouvriers, la vie de travail du matin au soir, la maison banale où sa mère s'escrime au ménage, lavage, repassage, comme des milliers d'autres femmes au foyer. Lui, Denis, n'aura pas cette existence-là, il ne vivra pas dans un «clapier», ne s'échinera pas à «bosser» comme une «bête». Quinze ans, le hasch. La drogue sournoise, la fausse liberté, la fausse attitude devant la vie. Il est déjà trop tard. Le gamin échappe à sa famille, et en grandissant change de drogue. «Sniffer» de la «coke» est devenu une mode, un comportement indispensable à celui qui se veut libre, indépendant, révolté, en marge de cette société qui ne pense qu'au travail et au fric. Mais pour acheter de la coke, puis de l'héroïne, se fournir en poudre et en seringues, il faut pourtant et avant tout du fric. Denis refuse de travailler, refuse de se lever le matin, insulte toujours sa mère et lui réclame ce fric. Il menace, il geint, il fait le chantage habituel : «C'est la dernière fois...» «J'ai un type à payer, un dealer, il me tuera si je ne le rembourse pas.» «Je suis ton fils, tu ne peux me lâcher comme ça !» Et maman donne l'argent, désemparée, sans en parler au père, de peur d'envenimer une situation familiale déjà difficile. Et le père souffre parce qu'il devine. Comme beaucoup de parents dans ces cas-là, malheureusement, l'idée de faire soigner Denis les effleure, mais ne va pas plus loin. Voir un psychiatre ? On va prendre leur fils pour un fou, il n'en est pas question. En parler ? Rencontrer d'autres parents dans le même cas ? C'est honteux. Avouer cette étrange «maladie», cette déchéance qui atteint le garçon, c'est au-dessus de leurs forces. Un jour, pensent-ils tous les deux, un jour, Denis va grandir, comprendre, réaliser que la vie n'est pas un mauvais rêve piqué au bout d'une seringue. Il a été élevé comme sa sœur, aimé comme elle, peut-être plus encore puisqu'il était plus difficile... alors les choses s'arrangeront. (à suivre...)