Une librairie à Bâle, qui sent bon le vieux papier, le vieux cuir, le vieux bois. Comme un bateau dans la ville agitée, qui transporterait une cargaison de livres rares. C'est là qu'Isabelle fait un stage en terminant ses études de littérature. Une fille sage de vingt ans, en jupe grise et gros pull-over bleu. Elle met en fiches les pensées des autres, époussette les reliures, fait glisser silencieusement l'échelle de bois le long des rayonnages. Calme, quiétude, havre de réflexion, ou chuchotement parfois des passionnés, collectionneurs d'œuvres origines, amoureux des pages imprimées sur vélin de luxe... Le libraire est un barbu tranquille, à la voix tranquille :«Isabelle ?» Isabelle ne répond pas. Quelque part au fond de la librairie, coincée entre des cartons, sa jupe grise dans la poussière, elle respire à petits coups, à petit souffle, pâle, les yeux étrangement fixes. «Isabelle ? Qu'est-ce qu'il y a, Isabelle ? Vous n'êtes pas bien ?» Isabelle cherche le visage penché sur elle, comme une aveugle. Elle répond à côté de la question : «Je vois du rouge, c'est le rouge qui danse, le rouge, le rouge...» Le libraire comprend très vite : sueur, pâleur, tremblements, pupilles dilatées, c'est une histoire de drogue. Il n'aurait jamais soupçonné la sage Isabelle de sombrer dans la triste manie du siècle. Mais l'évidence est là, recroquevillée à terre, comme une poupée cassée. Alors il fait ce qu'il doit faire, il appelle un médecin. Puis il prévient la famille d'Isabelle. Le père est en voyage, toujours en voyage. La mère réagit mal. «C'est impossible ! Pas Isabelle ! Elle est malade, mais la drogue, c'est impossible !» C'est possible. Et c'est grave. Le médecin ne peut rien sur place. Ambulance, réanimation, hôpital. Isabelle va mourir. Dans son sac, un petit carnet où elle a noté chaque prise de drogue, avec les effets constatés. Des mots fous, des images, des couleurs, des explosions, des cauchemars. La mère est une statue d'incompréhension devant le lit blanc. Le visage aux traits réguliers de sa fille disparaît sous un masque à oxygène, un écran reproduit les battements du cœur, sous la forme d'une petite boule lumineuse qui tressaille péniblement lentement, si lentement, avant de disparaître, de se fondre en une ligne plate, émettant un sifflement continu et strident... Comme si la petite Isabelle hurlait dans le silence de son corps immobile : «Je suis morte, morte, morte...» La mort d'lsabelle est un assassinat. Mais où se cache l'assassin ? La mère dit : «On l'a tuée !» Dans son désarroi, elle ne pense pas une seconde que sa fille, la sage Isabelle, ait voulu flirter avec la mort de son plein gré. Elle dit et elle répète : «On a tué ma fille !» Il est terrible, ce «on». Cet assassin anonyme, ce pourvoyeur de mort, dont personne ne soupçonnait la présence aux côtés d'Isabelle. Il a fait son œuvre en quelques mois, dans l'ombre, où va maintenant le rechercher la mère. Quête impossible ? Vengeance sans espoir ? Mme D., la mère d'Isabelle, est à quarante- deux ans le portrait de sa fille. Même silhouette mince, même visage régulier aux traits sages, bien dessinés harmonieux, même chevelure brune, même regard émouvant de douceur. A la police, devant le sac de sa fille, un grand cartable d'écolière, elle écoute, glacée, ce qui ressemble à un verdict d'impuissance. «Mescaline... L.S.D., si vous préférez... Nous savons que les jeunes en font le trafic et l'usage dans les cafés de la ville. Mais la filière est une vraie passoire. Impossible de mettre la main sur le fournisseur d'origine. Les étudiants se repassent des tuyaux entre eux et ils ne se dénoncent jamais. (à suivre...)