Comment peut-on entrer dans l?intimité d?un homme et d?une femme qui se déchirent ? Comment peut-on savoir ce qu?ils se disent, mot pour mot, intonation, menace par menace ? Comment peut-on deviner celui des deux qui va mourir, celui des deux qui va tuer ? Comment peut-on, puisqu?ils sont renfermés dans un appartement, seul à seul, et sans témoin vivant ? C?est simple et c?est un peu monstrueux. L?un d?eux a appuyé sur le bouton d?un magnétophone. L?un d?eux, mais lequel ? Celui qui va mourir ? Cela voudrait dire qu?il le devine. Mais s?il le devine, pourquoi se servir uniquement d?un magnétophone et pourquoi ne pas se défendre mieux, s?il tient à la vie ? Alors peut-être celui qui va tuer. Cela voudrait dire qu?il a besoin de tuer d?une «certaine manière». Et qu?il veut prouver la manière dont il a tué. Celle-là et pas une autre. Dix-huit minutes de bande enregistrée, plus les vingt-cinq dernières secondes de la vie d?un être, voilà l?essentiel d?un procès d?assises, la fin de dix ans de mariage, l?unique témoignage irréfutable d?un crime pas comme les autres. Voici d?abord ce que l?on sait des deux personnages, avant d?entendre leur voix. Ils sont mariés depuis 1950. Ils vivent à Lucerne, en Suisse. Lui, c?est un homme de quarante-cinq ans, Johann B? Il est P-DG d?une affaire que son père dirigeait avant lui, et avant lui son grand-père. Milieu aisé, où l?argent n?est pas un souci, mais une manière de vivre. Il n?en connaît pas d?autre. Johann est un homme que l?on qualifie d?intelligent et d?efficace. C?est aussi un homme plein de charme et d?élégance. De taille moyenne, brun, au visage net et soigné, où l?on remarque des yeux plus gris que bleus. Elle a trente-sept ans, c?est Maria, d?origine italienne et noble. Son père est marquis. Elle a passé une partie de son enfance dans l?un de ces vieux palais fantastiques rongés par la lagune de Venise, entre des statues de bois peint, sous des plafonds immenses aux lustres scintillants. Elle est belle, d?une beauté animale, avec un visage d?oiseau, aux yeux noirs étirés vers les tempes, et blonde, comme le sont parfois les Vénitiennes. Johann est arrivé au volant de sa voiture, il a donné congé à son chauffeur. Elle est arrivée en taxi, sortant de chez le coiffeur. L?appartement où ils se retrouvent n?est pas le leur. Pourtant, Johann en a la clef. Il le loue depuis un an. C?est là qu?il trompe sa femme, avec qui lui plaît. Maria le sait. Elle connaît l?adresse. Comme elle savait que Johann s?y rendrait aujourd?hui. Un petit immeuble luxueux et discret. Au dernier étage, pas de nom sur la porte. Une grande pièce unique, meublée dans un goût particulier. Tapis et divan bas, coussins, dans un coin, un bar-cuisine pour soirée intime, dans l?autre, une salle de bains somptueuse. Ce décor n?a qu?un but. On le devine aisément. Lui est arrivé le premier, semble-t-il. mais quand le magnétophone se déclenche, il est impossible de savoir qui l?a mis en marche. Une seule chose est certaine, ce n?est pas un hasard. L?enregistrement commence en effet au milieu d?une phrase. On entend un vague bruit de fond, le déclic de départ, et quelques mots, c?est l?homme qui parle. Il est interrogatif : ? «? au moins pendant ce temps ?? ? Téléphone-lui pour dire que tu es occupé? ? Tu crois cela nécessaire ? Si je t?ai fait souffrir, n?en parlons pas ici. ? Ici ou ailleurs, ça m?est égal, Johann. Est-ce que tu aurais peur de m?expliquer ? Je t?avais dit que je viendrais? ? Je n?y croyais pas. ? Maintenant tu es obligé d?y croire, alors téléphone !» Le ton est légèrement tendu, mais courtois. Les bruits que l?on devine sont ceux du téléphone que l?on décroche, assez loin de l?appareil. Puis on entend la voix de Johann. «Allô ? C?est vous ? j?avais peur que vous soyez partie. Oui, un contretemps? un rendez-vous imprévu? vous m?excusez ? Oui, oui, bien sûr? C?est ça? entendu? mais non je vous assure? Au revoir !» Un silence traîne pendant quelques secondes. Puis la voix de Johann : «Tu veux prendre quelque chose ? ? Tu dis ça comme si j?étais ta maîtresse? ? Ecoute, Maria, je ne te comprends pas. Tu cherches à te faire souffrir. J?étais contre cette manière de s?expliquer. Comment veux-tu que je me comporte ? ? Comme si tu m?aimais, par exemple, est-ce que tu m?aimes encore ? ? Si nous parlons encore de ça, nous n?arriverons à rien. ? Mais je ne peux pas le supporter? ? Je sais? ? Tu sais, mais tu t?en moques ! Je peux mourir cent fois? ? Tu l?as déjà fait, et ça n?a servi à rien. ? On dirait que le suicide est un jeu pour toi? ? Non ! Pour toi !? ? Comment ? Explique-moi ça si tu le peux ? (à suivre...) D?après Pierre Bellemare