Le square Wilson, vous connaissez ? C'est une place célèbre de Toulouse. L'un des centres de la vie estudiantine. C'est là, dans les grands cafés qui bordent la place, que les étudiants se retrouvent entre les cours de l'université. C'est là qu'ils vont potasser leurs programmes en buvant une menthe à l'eau ou un café bien noir. Cyril est attablé avec son amie Antonia, comme lui étudiante en lettres. Ils viennent tous les deux de Saint-Girons et se connaissent depuis de nombreuses années. Mais Antonia est un peu plus âgée que Cyril. Quatre ans, ce n'est pas grand-chose ; pourtant, cela fait qu'ils n'ont jamais été dans les mêmes classes, qu'ils n'ont pas exactement les mêmes amis, qu'ils ne fréquentent pas les mêmes «surprises-parties», comme on dit à l'époque. Mais ils s'aiment bien et se font facilement des confidences. — Antonia, tu as les traits un peu tirés. Je suis certain que tu es sortie hier soir et que tu as encore fait des folies de ton corps ! Antonia ne fait pas vraiment des «folies de son corps» selon la formule de Cyril, mais elle aime danser. C'est une superbe rousse aux yeux verts en amande et tout le monde la considère comme une des plus jolies étudiantes de Toulouse. Antonia répond en bâillant : — Oui, je suis un peu raplapla. Hier soir, j'ai été invitée à une «surboum» chez un médecin toulousain. C'était formidable. Un buffet impressionnant, du champagne à volonté. J'ai passé une très bonne soirée. Et, en plus... j'ai rencontré un garçon, je ne te dis pas : le rêve ! Tout ce que j'aime. Sympathique, bien élevé. Il est ingénieur à Blagnac. J'en suis folle. Nous devons nous revoir pour le prochain week-end... Cyril écoute à moitié les confidences amoureuses d'Antonia. Elle est si belle. Elle a tellement de succès qu'un Bottin mondain ne suffirait pas à contenir la liste complète de ceux qui la courtisent. Ses parents sont originaires de Bessarabie, à la frontière roumaine. Et on peut dire que là-bas les filles ont des yeux... à faire damner un saint. Antonia continue à donner les détails de sa soirée : —... C'est un merveilleux danseur. En plus, il joue du violon et il adore la musique russe... Cyril, le regard lointain, voit défiler les passants de l'autre côté de la place, à cent mètres. Une foule nombreuse de femmes et d'hommes inconnus. — Tiens, le voilà, ton cavalier d'hier soir ! Cyril vient d'apercevoir, une silhouette parmi les silhouettes, un homme que rien ne distingue de la foule. Il porte un complet bleu marine et tient sa gabardine sur l'épaule. A cette distance, impossible de dire s'il est beau ou pas. — Qu'est-ce que tu dis ? — Le garçon avec qui tu as passé une si merveilleuse soirée, c'est le brun qui passe là-bas, avec sa gabardine jetée sur l'épaule. Antonia s'est levée de sa chaise et regarde attentivement et longuement l'homme de l'autre côté de la place. Puis elle se laisse tomber sur le fauteuil canné du café. — Mais c'est vrai. Tu as raison : c'est bien lui. C'est inouï. Comment as-tu pu le reconnaître ? Cyril, aussi étonné qu'Antonia, hausse les épaules. — Ben, je ne sais pas. Tu me parlais de lui et, en voyant cet homme, j'ai eu la sensation que c'était lui. — ?a alors, c'est incroyable ! Parce que, à cette distance, rien ne dit qu'il est ingénieur, ni qu'il joue du violon, ni qu'il aime la musique russe... Cyril conclut : — Ni qu'il embrasse très bien, ma chère Antonia. Antonia rougit. C'est mieux qu'un aveu... A partir de ce jour-là, Cyril commence à avoir la vague intuition qu'il possède un don bizarre. Il ne sait pas encore très bien lequel (à suivre...)