Plus de 40.000 personnes peuplent les différents campus et cités de l'université Mouloud-Mammeri. Cette jeune population, par ses spécificités et son nombre, est connue, à raison, sous le vocable decommunauté estudiantine. Trois, quatre, cinq ans, voire plus de vie, dans un groupe, suffisent à inculquer à la personne des modes vestimentaires, des façons de parler, des comportements distinctifs, somme toute, d'autres modes d'existence. La vie dans les cités est influencée par les conditions socioéconomiques et politiques de l'extérieur. Elle, de son côté, influe sur la vie courante de l'extérieur selon les contextes et les périodes. Et c'est dans les moments où celle-ci n'exerce aucun impact qu'elle perd son essence de communauté avant-gardiste et d'élite. Dans ce contexte national et international fait de truculences multidimensionnelles, nous sommes partis à la découverte du quotidien de la communauté estudiantine de Tizi Ouzou. Un lexique spécial Un «extra» peut vainement taper à tous les «bureau 10» de l'université de Tizi Ouzou sans en découvrir le sens à moins qu'il ne demande à un «ancien» de l'éclairer. En fait, dans le jargon de la communauté, «le bureau 10» signifie «harcèlement» et «ancien» est le prénom de tous les étudiants dans les campus et cités. Ce lexique spécifique que seuls ces derniers savent décoder est beaucoup plus riche que l'on pense. Dans notre virée dans les campus et les cités, il nous a bien fallu une certaine initiation à ces dialectes spéciaux à toute l'université et à certains idiolectes parlés dans certains départements. Ce vocabulaire, en fait, est constitué de noms empruntés à l'extérieur mais, qui ont changé de signification une fois à l'intérieur de l'enceinte universitaire. Les verbes, quant à eux, sont très nombreux et sont pour leur majorité des substantifs «devenus des verbes» une fois en kabyle. La vie dans les cités nécessite un certain état d'esprit tourné vers la dérision et c'est pourquoi les vocables utilisés sont conçus justement pour l'effet. «Résister» est un verbe utilisé justement avec sa conjugaison «kabylisée» de la première personne du pluriel pour dire prendre uniquement «le plat de résistance». «Crémer» signifie prendre un café crème à la place du déjeuner pour éviter la chaîne au resto. Aller passer le week-end à la maison, les étudiants utilisent le verbe «weekender». Quant au repos procuré par les grèves, ceux-ci préfèrent «Opération cabas». Mais, «l'opération poubelle» a un tout autre sens. C'est la façon par laquelle ces derniers manifestent leur colère contre l'administration qu'ils inondent de poubelles et de détritus divers. Il y a aussi «opération Bourou» qui signifie passer une nuit blanche durant les périodes d'examens. Enfin, le vocable «les taxieurs», pour les initiés, n'a aucun lien avec le transport universitaire. Ce sont plutôt, les amoureux et les dragueurs qui accompagnent les étudiantes à travers les cités et les départements dans leur entreprise de charme. La vie n'est pas facile dans les cités U Les étudiants souffrent du point de vue social. Aujourd'hui, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, un grand nombre d'entre eux sont contraints de gagner leur vie pour pallier l'insuffisance de la bourse. Dans les cités, en face des restos, à la sortie du foyer, les étudiants montent des tables pour vendre des cigarettes. «Ce n'est pas un mal que de gagner sa vie», dira un jeune étudiant qui tenait son petit commerce après les heures d'étude. «Il n'y a pas que moi, dans d'autres cités, ce sont des gargotes qui existent», poursuit-il. En effet, nous avons cherché à comprendre et nous avons su que dans la cité de Oued Aïssi, certains étudiants vendent des sandwichs et des produits de rasage et autres. Comme la modernité s'impose au quotidien, ce sont d'autres qui se spécialiseront dans les services. Pour passer des appels téléphoniques, les résidents connaissent un tas de vendeurs dont les chambres sont connues. Ils y vendent des cartes de recharge et même des appels facturés à la minute. Les manques sont nombreux. Alors pour meubler le vide, beaucoup s'adonnent à la cigarette et au tabac à chiquer. Pour d'autres, même si la bière est au-dessus de leur portée, il y a quand même des occasions. Beaucoup en profitent lors du virement de la bourse. «Tellement, elle ne sert pas à grand-chose, autant la dépenser en une seule nuit entre camarades», nous dira un autre étudiant. Du côté des foyers, les étudiants n'espèrent pas trouver des loisirs, hormis quelques tables désuètes de baby-foot. La majorité préfère plutôt les parties de dominos dans les chambres. Certains nous informeront sur le désastre du monde associatif de l'université. A l'exception de quelques rares collectifs sportifs, toutes les associations culturelles ont cessé leurs activités. Côté jardin morne, et côté coeur? Pour désigner la copine, les étudiants préfèrent le mot kabyle «thamgharth». De ce côté-ci, le tabou n'est plus aussi solide qu'il ne l'était jadis. Les étudiantes et les étudiants parlent facilement de leurs relations amoureuses. «Moi, je préfère ne pas fréquenter», affirme une jeune fille entourée de ses copines. La raison invoquée par leur majorité est le chômage qui attend les garçons une fois les études terminées. «L'amour, ça ne dure pas longtemps, ici, dans ce bled», ajoute une autre. Certains garçons questionnés à ce sujet briseront rapidement le silence qui entoure ce point précis de la discussion. «C'est, en fait, parce qu'on n'a pas d'argent que les filles préfèrent connaître des gens qui ont du travail en vue d'un mariage après la sortie de l'université», dira, Smaïl. D'autre part, si les étudiantes préfèrent à présent les relations courtes dans le temps, nous avons également constaté un autre point, d'un autre ordre. Prendre un jus ou un café dans les cafétérias des alentours n'est plus l'apanage des hommes. Une grande proportion de filles préfèrent discuter entre copines et copains autour d'une table. Téléphone portable: ah! la discrétion d'antan Un appareil vient bouleverser un d'ordre établi: le téléphone portable. Il facilite le contact mais, complique bien des choses. «On aimerait bien se défouler entre copines mais, aujourd'hui, rire ou danser risque de nous créer pas mal de problèmes surtout avec l'Internet.» Cet appareil même s'il est utilisé ces derniers temps pour nuire, il est tout de même utile pour nouer des relations. Tous les étudiants en possèdent un dans la poche et les filles dans les sacs. Cependant, en matière de complications, ce sont les enseignants qui se retrouvent souvent embarrassés. «Le copiage par SMS interposés est très répandu ici», révélera Samir. Questionné sur l'interdiction de porter un téléphone dans les salles d'examen, le même étudiant nous redirigera vers la réalité du terrain. «Interdit, c'est dans la loi et le papier sur lequel on l'a rédigée», continuera un autre. Le port du téléphone, même sanctionné, demeure en effet un véritable dilemme pour les surveillants. En tout état de cause, son utilisation est généralisée à l'université. Une virée dans tous les départements renseigne sur ce fait. Beaucoup portent des écouteurs. «Ça sert aussi à écouter de la musique», dira une jeune étudiante. En fait, quel genre de musiques aiment-ils écouter? En règle générale, les garçons s'accordent à dire que les garçons diversifient les horizons. Du rap à la musique kabyle. Du chaâbi à la musique orientale. La panoplie est riche. Un phénomène cependant a attiré notre attention. Le spécial fête kabyle a envahi les «flash disks» essentiellement parmi les étudiantes. La politique aux politiciens Sur ce chapitre, les politiciens devront bien un jour songer à s'intéresser aux grand changement qui s'est opéré dans la communauté universitaire. Nous avons trouvé une génération très différente des précédentes. «Si je voulais faire une carrière politique dans l'avenir, j'aurais intégré ceux qui en font», nous répondra Brahim qui ne semblait pas du tout intéressé par ce qui se passe actuellement. Aujourd'hui, il y a toujours des étudiants intéressés par la chose politique mais, la grande majorité préfère vaquer à son occupation. «Moi, j'aurais aimé que les politiciens s'intéressent à nos problèmes d'étudiants», ajoute-t-il. Il n'y a pas grand engouement pour les mouvements politiques à l'université. Même la lecture de la presse ne semble plus être en vogue. Quand certaines étudiantes affirment ne s'intéresser qu'à l'horoscope, les étudiants, questionnés, eux, ne lisent que les annonces de concours à l'étranger. Cependant, la hargne de terminer les études est encore vivace mais, pas pour une carrière professionnelle comme on l'aurait pensé. «Tous les moyens sont bons pour terminer et entamer les démarches pour un visa d'études», s'empresse de dire Nabil. «Les étudiants aujourd'hui ne s'intéressent qu'aux nouvelles du Centre commercial français», ajoute-t-il. Comprendre bien sûr le Centre culturel français (CCF). Depuis l'instauration des 6500 DA de frais de concours de maîtrise de la langue française, les étudiants ont, dans leur jargon, remplacé le mot culturel par commercial. La solidarité rien que la solidarité «Moi, j'ai offert un lit à un étudiant que je n'ai pas encore vu. Un camarade a frappé à la porte alors que je dormais, il m'a demandé s'il y a un lit vacant dans ma chambre. J'ai dit qu'il y en avait et je me suis rendormi. L'ancien a passé la nuit et quand je me suis réveillé, je ne l'ai pas trouvé. Il était déjà parti», témoignait Samir. Les étudiants questionnés affirment que la violence qui s'accroît à l'université n'est jamais entre étudiants. «Nous recourrons parfois à la violence contre l'administration pour nous faire entendre», diront-il. Ces derniers ont également insisté sur le fait qu'il règne une grande confiance mutuelle entre eux. Les vols signalés ne sont pas l'oeuvre d'étudiants mais bien d'étrangers au campus. Ils ne jurent encore, comme avant, que par la solidarité. C'est également une autre note d'espoir. Car, comme l'ont si bien dit nos étudiants, ceux qui aiment les statu quo et qui craignent les mouvements étudiants auront toujours des raisons d'avoir encore la peur au ventre. Malgré les multiples problèmes que vit la communauté universitaire, il fait bon vivre à l'université.