Ernesto Perdrigon marche d'un bon pas pour rentrer chez lui. Il est presque deux heures et c'est l'heure d'aller déguster le cocido que son épouse, Asuncion, fait mijoter depuis ce matin. Nous sommes en août 1967. Le temps est beau. Ernesto, solide fermier d'Aragon, se sent au mieux de sa forme... Sur la route, devant lui, une voiture de sport arrive à grande vitesse. Soudain, le soleil se reflète dans le pare-brise de la voiture et don Ernesto est aveuglé par le rayon de soleil : — Aïe ! Madré mia ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Ernesto Perdrigon n'aura pas le temps de se poser une autre question. Il s'écroule d'un seul coup au bord du chemin de campagne à une portée de pierre de chez lui. Heureusement pour lui, Antonio Sanz, son domestique, valet fidèle depuis plus de vingt ans, l'avait aperçu sur le chemin. Soudain, plus personne. Antonio appelle la seniora Perdrigon : — Je viens de voir don Ernesto sur le chemin. Il devrait être arrivé et il n'y a plus personne. Je me demande où il est passé. — Va donc jeter un coup d'œil. Il n'y a pas un arbre jusqu'au carrefour. On ne sait jamais... Et la seniora soulève le couvercle pour vérifier l'onctuosité de son cocido tandis qu'Antonio part aux nouvelles. Il revient en courant dix minutes plus tard : — Dona Asuncion ! Vite ! Venez ! Ou plutôt non, appelez un médecin, une ambulance ! Don Ernesto, je l'ai trouvé étendu raide au bord du chemin. Il ne respire plus ! J'ai bien peur qu'il soit mort ! — Où est-il ? — Au premier tournant, près du petit pont romain ! Il faut faire vite ! — Antonio, je vois la camionnette de Guillermo qui arrive. Dis-lui d'emmener mon mari à l'hôpital La Granja ! Et c'est ainsi qu'Ernesto Perdrigon arrive à l'hôpital moins d'une demi-heure après avoir perdu connaissance en plein soleil. Antonio l'accompagne. Dona Asuncion arrive une heure plus tard. Le médecin prend un visage de circonstance pour lui annoncer la mauvaise nouvelle : — Je suis désolé. Il est trop tard. Il a dû faire une embolie foudroyante. Quand il est arrivé ici, il était déjà mort. Je vous présente mes condoléances. Dona Asuncion se laisse tomber sur la banquette la plus proche. Elle ne réalise pas tout de suite son malheur et reste les yeux fixes, sans même une larme. L'infirmière en chef s'approche et dit doucement : — Pour l'instant, étant donné la chaleur ambiante, nous allons garder la dépouille de votre mari. C'est mieux ! Dona Asuncion fait un signe de tête pour approuver cette décision. Quelques minutes plus tard, Ernesto Perdrigon est étendu sous un drap blanc dans la morgue de l'hôpital, en attendant qu'on lui attribue un tiroir. On le munit d'une étiquette portant son nom et le voilà officiellement parti pour l'autre monde. Quand, le lendemain, Asuncion Perdrigon se présente à l'hôpital, la surveillante dit : — Veuillez me suivre, je vais vous accompagner... Mais, quand le préposé à la morgue les fait entrer dans la pièce où règne une fraîcheur sinistre, il est impossible de trouver la moindre trace d'Ernesto Perdrigon : — Enfin, ne me dites pas que vous avez égaré le corps de mon pauvre mari ! Depuis hier, c'est un comble. — Mais c'est à n'y rien comprendre. Il est la seule personne qui soit arrivée hier. Tenez, il était là, sur ce brancard. Il y a encore le drap qui le recouvrait. Et regardez ce qu'il y a par terre : l'étiquette portant son nom, son âge et la date de son arrivée. — Alors où l'avez-vous mis ? On n'aura la réponse à cette question que trois heures plus tard. Quand dona Asuncion rentre chez elle, elle croit mourir de frayeur : là, assis tranquillement au milieu de la grande salle, Ernesto est en train de déguster un bon verre de cognac. Il s'exclame : — Ah c'est toi ! Tu ne devineras jamais ce qui vient de m'arriver ! (à suivre...)