Au début du siècle, il était bien rare de trouver, dans quelque ville que ce soit du Maghreb, un marché public où se côtoient hommes et femmes, à titre d'acheteurs ou de vendeurs. Les paysans fellahin portaient eux-mêmes, juchés sur leurs ânes, les produits de leur jardin ou de leur poulailler au souq le plus proche. En retour, ils rapportaient à la maison les provisions d'épicerie, de légumes ou de boucherie nécessaires à la vie de la famille. Parfois, à côté du grand marché, se trouvait un «marché de femmes». Les étals en étaient tenus par des vieilles, des veuves ou des femmes abandonnées, asociales, et ne vendant que des déchets. Les marchés de femmes avaient mauvaise réputation. En toute occurrence, les épouses et mères de famille traditionnelles restaient, selon la coutume, à la maison. Il ne serait venu à l'idée de personne parmi les hommes respectables, d'amener sa femme au marché ni d'adresser la parole à une autre femme croisée sur un marché. Mais la tradition ne prévoit pas tous les cas. Par exemple, elle n'a pas prévu qu'une femme puisse perdre son mari et avoir à élever un grand fils idiot. C'est pourtant ce cas que Djerada avait à résoudre. Du temps de son mari, elle n'avait jamais manqué de rien. Et lui-même — vantardise ou plaisanterie — en rapportant la pitance quotidienne racontait à sa femme quelles astuces il avait dû, parfois, inventer pour ne pas revenir chez lui les mains vides. Quelques jours après la mort de son époux, Djerada ayant épuisé jusqu'au dernier sou et à l'ultime fond de semoule et de pois chiches, songea à se constituer un petit capital en vendant leur unique avoir : un grand bœuf roux. Elle s'adressa donc à son fils, cet innocent de Rabah et lui dit : «Mon fils, nous n'avons plus rien à manger. Je ne peux même plus faire de kesra (galette de semoule cuite sur le canoune dans une assiette de faïence grossière) qui ne nécessite que de la semoule et de l'eau parce que, d'une part, je n'ai plus de farine, et d'autre part, j'ai cassé ma dernière assiette de poterie qui servait à cuire les kesra. «Tu vas donc aller au marché. Tu y vendras notre grand bœuf roux. Avant de rentrer, achète-moi un «tadjin boufarah». Mais ne le prends pas en poterie blanche, mal cuite et fragile. Choisis-en un en poterie à feu bien cuite, très rouge.» Rabah, fier de la confiance maternelle, sortit son bœuf, le brossa soigneusement et prit la route. De loin, sa mère lui cria encore : «Et surtout, n'oublie pas le tadjin boufarah... bien rouge.» (à suivre...)