Evocation n Il est des lieux de mémoire qui parviennent, en dépit de leur caractère anodin, à se confondre avec l'identité d'une ville aussi bien que le feraient ses édifices célèbres, omniprésents sur les cartes postales. C'est le cas du café En-Nedjma de Constantine dont l'atmosphère particulière a si peu changé depuis 1928, année où Hadj Khoudja-Ladjabi décide d'ouvrir cet estaminet tout à côté de l'ancienne médersa qui devint un temple du savoir après que l'administration coloniale l'eut fait construire en 1906 pour former des auxiliaires musulmans chargés d'assurer la liaison avec les «indigènes». Situé sur la place du chahid Mohamed-Tahar-Ladjabi (fils du premier propriétaire du café), entre la médersa, le quartier Ech-Chatt et la ruelle Arbaïne-Chérif où se trouvait l'imprimerie de l'association des oulémas, le café En-Nedjma est le témoin de nombreux pans d'Histoire. Des épisodes marquants ont, en effet, jalonné l'existence de cet endroit, explique Mahfoud Belakhal, un habitué de ce café que l'on appelle aussi, du côté du Vieux rocher, café El-Goufla en référence au surnom du regretté Hadj Khoudja-Ladjabi. Des faits qui se sont déroulés, selon M. Belakhal, aussi bien durant la Révolution lorsque sa «sedda» (sorte de mezzanine) servait de lieu de rencontres discrètes à des moudjahidine, que quand le cheikh Abdelhamid -Benbadis y effectuait sa halte quotidienne ou quand des élèves de la médersa, parmi lesquels Mohamed Boukharouba – qui deviendra le colonel puis le Président Houari Boumediene —, Mohamed Boudiaf, Rabah Bitat ou encore Smaïn Hamdani venaient rejoindre la «sedda» pour y réviser leurs cours. La détermination de faire conserver au café son cachet d'antan n'est pas le moindre des mérites de son actuel gérant, Mohamed Beldjoudi. Les chouyoukh Zouaoui -Fergani (frère aîné de Mohamed-Tahar), Maâmmar-Berrachi, Abdelhamid-Belebdjaoui, Mohamed-Bendjelloul, Abdelmoumène-Bentobbal, Abdelmadjid-Djezzar et bien d'autres encore venaient volontiers pour s'y rencontrer. L'attrait exercé par ce café sur les artistes n'est pas fortuit, explique Ali Bouaziz, un autre habitué, car les deux «foundouks» (vieux bâtiments de plusieurs pièces, aujourd'hui vétustes) de la rue Ech-Chatt, en contrebas du café, servaient tous les jours de théâtre à des répétitions ou à des concerts de malouf. Chanteurs, luthistes, violonistes et autres drabkis (percussionnistes) se rencontraient au café En-Nedjma, se souvient M. Bouaziz. De même que de nombreux employés de la célèbre fabrique de tabac voisine Bentchicou, venaient deviser autour de leur sujet favori : le malouf. La fréquentation ininterrompue de ce café, au-delà de son «statut» de rendez-vous privilégié des hommes de culture, est aussi due à son emplacement au beau milieu de Triq J'dida (aujourd'hui rue Larbi-Ben-M'hidi). Les gens de passage dans la ville des Ponts étaient bien obligés, en effet, de passer près du café El-Goufla pour se rendre à la gare de chemin de fer. Le café continue, 80 ans après, de battre au cœur de Constantine.