Il y a quelques années, le conservateur du château de Malmaison s'était fixé pour mission de rapporter dans son musée tous les objets et meubles qui l'avaient décoré autrefois. Il consacra trente années de sa vie à cette quête, de 1916 à 1946, et il réussit à récupérer au moins dix mille œuvres. Parmi celles-ci, de nombreux meubles signés du fameux ébéniste Jacob, des pièces d'orfèvrerie, des peintures, des céramiques, qui retrouvèrent le décor pour lequel elles avaient été conçues. Au nombre des merveilles disparues du château se trouvait la «table d'Austerlitz». Cette table, aussi nommée «table des maréchaux», est l'œuvre des ébénistes Percier et Fontaine. En 1816, Louis XVIII, qui fuyait tous les souvenirs de l'Empire abhorré, la fit renvoyer à la Manufacture de Sèvres. Elle fut ensuite, Dieu sait pourquoi, vendue à un ingénieur. Puis elle s'en alla en Grande-Bretagne, où elle réapparut en 1929, dans une vente publique... Le conservateur de MaImaison, qui se nommait Jean Bourguignon, se dit : «Il me la faut.» Le malheur est que le ministère des Beaux-Arts, dont il dépendait, ne lui avait pas accordé le moindre crédit pour cet achat. Qu'importe, Bourguignon, le jour de la vente, était dans la salle... Quand on aime, on espère toujours un miracle. Et il n'y a que la foi qui sauve... Ce miracle eut lieu. Au départ les affaires s'annonçaient mal car, face à lui, Bourguignon avait le représentant du magnat de l'édition américain William Randolph Hearst, et son stock de dollars. Hearst, le héros multimillionnaire dont Orson Welles a fait le portrait dans Citizan Kane. Au terme d'une lutte très chaude, c'est Hearst qui emporte la table pour la somme de 400 000 francs... de 1929 ! Et le miracle, dans tout ça ? Le miracle, c'est que Bourguignon, mû par une intuition subite, se lève et annonce à haute et intelligible voix que, en tant que représentant des Musées nationaux, il se porte acquéreur de la table, en vertu du droit de préemption. Mais, dans ce cas, il lui faut «aIlonger» les 400 000 francs. Et il ne les a pas. C'est une folle enchère ! Pourtant, en l'honneur d'un représentant des Musées nationaux, on sait faire preuve de patience. D'autant plus que le commissaire-priseur n'a aucune raison de douter de la solvabilité du conservateur de Malmaison... Bourguignon avait son idée : il se préparait à faire le siège du ministre pour obtenir de lui le crédit nécessaire ; mais en rentrant chez lui, le soir-même, il se voit remettre un pli urgent par le gardien du musée. Ce pli urgent était signé d'un certain Tuck, généreux mécène, et disait : «Ne cherchez plus les 400 000 francs dont vous avez besoin pour la table des maréchaux. Les voici, dans le chèque ci-joint.»