Injustice n Pour vider l'Algérie de ses habitants et surtout de ses leaders qui menaçaient sérieusement sa politique de peuplement, la France n'a trouvé, à la fin du XIXe siècle, qu'une seule solution : le bannissement des desperados. Ceux-ci lui empoisonnaient l'existence et il fallait, donc, les éloigner vers les îles du bout du monde, d'où l'on ne revient plus jamais. Et quel meilleur choix que la grande île de la Nouvelle-Calédonie, un immense caillou sauvage posé au milieu de l'océan à 20 000 km environ des côtes algériennes. C'est tellement loin qu'une navette assurait la liaison entre la métropole et sa nouvelle colonie : un vieux paquebot à vapeur où l'on déchargeait après le vrac, deux bonnes douzaines de prisonniers venus de toutes les parties de l'Empire pour expurger leurs peines. En pleine jungle. La Nouvelle-Calédonie en 1880 était un bagne à ciel ouvert où personne, jusqu'à preuve du contraire, ne s'était échappé. C'est là, dans cet enfer du bout du monde, que la France enverra pendant trente ans, jusqu'en 1904, tous les grondeurs dangereux dont les insurgés de la commune de Paris et les résistants algériens. Ils seront des centaines à venir s'échouer par vagues, pieds et poings liés sur les berges du pays, solidement encadrés par des gardes qui n'auront aucune pitié pour eux. Les insurgés de 1871 en Kabylie feront partie du premier lot de prisonniers algériens à débarquer sur l'île. Soudée comme un seul homme, la petite colonie de forçats formera bientôt une communauté à part dans l'île visible de loin à la couleur cuivre de ses burnous. Malgré la faim, les privations, les chaînes et les cactus, ces hommes feront preuve, face aux coups du sort, d'un courage absolument remarquable. Ils ne se plaindront jamais à leurs geôliers. Ils souffriront en silence loin de leurs familles loin du pays pour lequel ils ont tout sacrifié. Un administrateur fera d'ailleurs cette remarque confidentielle à ses chefs : «Comment peut-on dompter des hommes aussi rectilignes, qui ne boivent pas, qui ne jurent pas et qui prient cinq fois pas jour la face tournée vers le Sud ?». Grâce à une campagne médiatique sans précédent déclenchée à Paris par les anciens camarades libérés, les conditions de détention des prisonniers «indigènes» s'améliorent de jour en jour, puis vient la libération d'abord graduelle, puis totale. Fatigués par plus de 20 ans de bagne, en plus d'avoir perdu tout contact avec les leurs, de nombreux Algériens préféreront rester sur place et mourir. Les plus jeunes parmi les vétérans se marieront avec des Créoles ou des métis, des femmes du pays. Toujours tenus à l'œil d'une administration tatillonne qui veut désormais former les différences, les Algériens seront priés et même sommés de donner à leurs enfants nés sur l'île des prénoms chrétiens. Plus de prénoms musulmans, sauf à l'intérieur des foyers et discrètement, il leur sera interdit de travailler et de s'établir hors de la seule région de Borane, à l'intérieur du pays… Alors que les enfants de ces ex-forçats auront presque honte de leurs parents malgré ce qu'ils ont enduré, les petits-enfants en revanche, aujourd'hui adultes et parfaitement vaccinés, se font une gloire du sacrifice des anciens. Quelques-uns parmi eux sont même venus en Algérie à la recherche de leurs racines, douar par douar, dechra par dechra. Certains ont même retrouvé les anciennes terres et les anciennes propriétés de leurs ancêtres. Pas pour les reprendre, mais pour le souvenir. Un fermier aurait même essayé d'acclimater la datte de Biskra dans l'île, mais sans succès apparemment. La langue arabe et la langue berbère sont toujours parlées, l'islam est encore enseigné et les traditions de la fantaisie et du couscous sont plus vivaces que jamais. Certains de ces descendants sont devenus de très gros propriétaires avec ranch, bétail, chapeau de cow-boy et lasso à l'appui, d'autres se sont lancés à cœur perdu dans le commerce et dans la politique. Un petit-fils de forçat est même devenu maire de la capitale de l'île, Nouméa et qu'un journaliste méprisant a appelé «L'émir de Nouméa».