Lorsque j'essaye de persuader des amis français que la musique kabyle est pleine de poésie, ils sourient ou ricanent, se bouchent les oreilles, comme si leur tympan était déchiré par la seule souvenance des notes criardes et des coups de tambour, frappés à tour de bras et entendus à bout portant. Ils ne peuvent en effet me comprendre ; ils n'ont pu apprécier cette musique qu'en «chambre» pour ainsi dire, lors d'une fête arabe ou bien dans les rues d'une ville : elle est alors insupportable. Il faut à ces mélopées barbares et bruyantes un cadre approprié : un cirque de montagnes raides et pelées ou une plaine rousse sans limites et il faut, surtout, les entendre de loin. Elles ont alors un charme étrange, mais réel ; on s'explique que, malgré leur rythme monotone et triste, elles aient le privilège d'exalter les passions belliqueuses des Algériens ; elles pleurent avec eux leurs grandeurs passées et la perte de leur indépendance. Lors qu'après une longue étape, on aperçoit, se détachant sur le soleil couchant, le minaret du village où vous attend l'hospitalité, que, tout à coup dominant les youyous des femmes, éclatent les notes sautillantes de la clarinette, que l'on entend de ravin en ravin, gronder les coups graves des lourds tambours, alors seulement on apprécie la saveur de ces chants primitifs : ils se fondent dans la grandeur un peu morne des paysages d'Afrique et s'harmonisent avec le caractère des races qui peuplent ce vieux sol où l'on s'est tant battu, où l'on a tant souffert. Un soir d'été, perché sur un grand roc de grès, je contemplais le ciel sans brumes et l'Occident violet où de petits nuages cuivrés et frangés d'or pâle montaient tumultueuse-ment de l'horizon. Après une journée de courses, je jouissais à la fois dans le silence absolu de la campagne, du repos du corps lassé et de l'anéantissement délicieux de l'esprit. Soudain, à un coude brusque du sentier qui serpentait au fond d'un ravin, tout le cortège bruyant d'une noce kabyle apparut, rapetissé par l'éloignement et la hauteur. En apercevant la vallée qui, toute jaune des chaumes, s'étendait flamboyante devant eux, les musiciens la saluèrent d'une aubade dont les échos, affaiblis par la distance, m'arrivaient cependant, nets et scandés, lorsque la noce franchis-sait une crête, plus doux et plus tristes du creux des ravins. Après maintes roulades, les clarinettes entonnèrent à l'unisson la marche des Aït-Mokrane d'El-Kalaâ. Le rythme m'en transporta, ainsi qu'en un songe, bien des siècles en arrière : les nuages de cuivre resplendirent comme des cuirasses et dans la lueur violette du couchant, je vis se heurter les guerriers et flamboyer les yataghans. Avec l'air belliqueux, porté par le vent du soir, tout un souffle de guerre monta vers moi et, dans la plaine nue, se déroula l'épopée de la conquête du Maghreb et de l'Espagne. A l'appel des notes criardes, se leva de l'Orient, comme le soleil, le chamelier illettré du Hadjaz, armé de la seule foi qui sauve. La croyance nouvelle, semblable à un météore, grandit en décrivant son orbe immense au-dessous de la vieille Ifrikia. (à suivre...)