Je vous assure, capitaine, j'ai tiré sur lui alors qu'il sautait depuis un rocher. Je l'ai eu en plein vol, si je puis dire. Et pourtant, il s'agissait d'un chamois ! Dave Rogers est en train de raconter une histoire de chasse, comme il en a l'habitude. C'est dans son tempérament. Ce Néo-Zélandais de trente-quatre ans, habitant Christchurch, dans la partie méridionale du pays, est tout entier fait de faconde et de jovialité. Sa grande passion est de chasser dans les montagnes de Nouvelle-Zélande, qui s'appellent les Alpes du Sud, et il ne peut s'empêcher d'en faire profiter son entourage. Son entourage, en l'occurrence, c'est le capitaine Anthony Scott, car la scène se passe à bord d'un bateau, le «Palmyre». Ce cargo va d'Auckland à Bombay avec une cargaison de laine, mais il prend quelques passagers, dans des conditions d'ailleurs très confortables, et Dave Rogers est du nombre. Il se rend en Inde pour participer à un safari aux tigres. Le capitaine Anthony Scott, un homme d'une quarantaine d'années à la peau basanée, tire sur sa pipe sans répondre. Visiblement, il ne croit pas trop aux exploits de son interlocuteur ou alors les histoires de chasse ne l'intéressent guère. C'est alors qu'un troisième personnage intervient : — Vous pouvez le croire, capitaine. Dave est une fine gâchette... Aussi bon que moi, peut-être un peu plus rapide. C'est Ronald Reeves. Il approche de la cinquantaine et il paraît davantage posé. Dave Rogers et lui se connaissent bien. Ils partagent la même passion pour la chasse et ils partent ensemble pour ce safari en Inde. A ce moment, une voix retentit à l'avant du bateau : — Capitaine, venez voir ! Pas mécontent de cette diversion, qui lui permet d'échapper à une conversation ennuyeuse, le capitaine Scott s'adresse aux deux hommes : — Excusez-moi, messieurs, j'ai du travail. Il rejoint le marin qui vient de l'appeler depuis la cabine de pilotage. — Capitaine, regardez ce bateau. Le capitaine Anthony Scott distingue à l'horizon une petite forme d'un blanc brillant, sans doute un grand yacht. — Je ne vois pas ce qu'il y a d'extraordinaire. — Je viens de l'observer aux jumelles : il n'a pas de pavillon. — Vous êtes sûr ? — Certain. — Et quel est son cap ? — Il semblerait que ce soit vers nous. Les deux chasseurs ont suivi le capitaine Scott. Ils ont tout entendu et ils remarquent à quel point il semble contrarié. Dave Rogers, le plus jeune, s'adresse à lui : — Il y a quelque chose qui ne va pas, capitaine ? — Oui, je n'aime pas cela. J'ai peur que ce soit le yacht sans nom. — Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? — Une sombre histoire de mer... Il y trois mois, un yacht, le «Cythera», a été porté disparu à peu près dans ces parages. Il n'y avait pourtant aucune tempête. Il faisait un temps superbe comme aujourd'hui et toutes les recherches n'ont rien donné. Et puis, il y a quinze jours un pétrolier français l'a aperçu. C'était exactement son signalement sauf qu'il n'avait plus ni pavillon ni nom. Il a essayé de lui porter secours, il lui a fait des signaux, mais l'autre s'est enfui. — Pour quelle raison, à votre avis ? — Il n'y a malheureusement pas de doute à avoir. Les marins français sont formels : les occupants du yacht étaient armés. C'étaient des Jaunes, Chinois ou autres. En tout cas, c'étaient des pirates ! — Des pirates en 1963 ? C'est impossible ! — Dans cette partie du monde, cela existe encore. — Dans ce cas, pourquoi n'ont-ils pas attaqué le navire français ? — Parce que c'était un pétrolier. Le pétrole ne les intéresse pas, ce qu'ils cherchent, ce sont les cargos. — Comme le nôtre ? — Oui, comme le nôtre (à suivre...)