Le président de la République algérienne souveraine a fini par parler à ce sujet. Il l'a fait de manière diplomatique par le truchement de félicitations certes de circonstance, mais néanmoins porteuses de messages clairs. Le chef de l'Etat a donc saisi l'occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale et de l'hommage officiel aux poilus français et étrangers sacrifiés, pour rappeler à son homologue français le cadre dans lequel sont inscrites désormais les relations algéro-françaises. Il met le curseur politique là où il faut, replace les choses au bon endroit après les polémiques en Algérie et en France, sur fond de Toile agitée, au sujet de la participation de trois soldats algériens à la cérémonie d'ouverture du défilé militaire du 14-juillet. Tout en soulignant la reconnaissance officielle par la France des sacrifices des soldats algériens de la liberté, le président Abdelaziz Bouteflika a rappelé que l'Algérie et la France œuvrent à la réalisation d'un «partenariat d'exception». Co-entreprise dont le moteur de croissance a pour carburant les «intérêts mutuels». Le président algérien a évoqué aussi, de manière implicite, l'idée d'un découplage de la relation bilatérale et de la mémoire commune. Il l'a fait lorsqu'il a fait remarquer au Président français qu'ils ont tous les deux «su éviter les clivages suscités par un passé douloureux, ouvrant les dossiers de la mémoire commune, dans un esprit constructif». Résumons-nous donc : les rapports entre l'Algérie et la France sont orientés vers la réalisation d'un partenariat d'exception, sur la base d'intérêts mutuels, en évitant soigneusement de lester la coopération bilatérale du poids de la mémoire coloniale. C'est clair, entre les deux pays, l'heure est aux affaires, au pragmatisme et au réalisme politique. Ceci dit, quel est l'objet réel des polémiques qui ont installé dans la même tranchée de la controverse des islamistes et des nationalistes algériens, ainsi mêlés à l'extrême-droite française de Marine Le Pen, aux ultras et à bien d'autres nostalgiques de l'Algérie française en France ? Voici donc le contexte de «l'affaire» : Primo, l'ANP algérienne n'a pas participé au défilé militaire en tant que tel sur les Champs-Elysées. Secundo, au même titre que 79 autres nations dont les ressortissants avaient participé, directement ou indirectement à la Première Guerre mondiale dans les rangs de l'armée française ou à ses côtés, l'Algérie a pris part à «la parade aux emblèmes» qui a précédé le défilé militaire réservé aux seules unités françaises. L'armée algérienne, dont l'attaché de Défense était, comme de tradition, dans la tribune officielle, avait donc envoyé à Paris, conformément au protocole défini pour les 80 délégations invitées, trois soldats, dont un porte-drapeau. Justement, le drapeau. En dehors des visites officielles des chefs d'Etat algériens, en l'occurrence Chadli Bendjédid et Abdelaziz Bouteflika, jamais le drapeau algérien n'a été arboré sur l'emblématique avenue des Champs-Elysées, à un jet de pierre du Palais présidentiel français. Sauf en ce 14 juillet 2014, porté par un djoundi de l'ANP, et, retenez-le bien, le 14 juillet 1958. Et, notez-le encore, en présence du général de Gaulle et de John Kennedy, alors sénateur des Etats-Unis. Ce jour-là, un jeune Algérien de 17 ans, soutenu par d'autres jeunes nationalistes, avait déployé l'emblème tricolore porteur du croissant et de l'étoile juste devant la tribune officielle ! A cet instant, l'étendard de l'Algérie nationaliste était brandi aux cris de «à-bas l'Algérie française, tahya El Djazaïr». Le jeune outrecuidant s'appelle Mohamed Tédjini. Lui et ses compagnons de lutte voulaient répondre ainsi à la propagande du colonel Godard du 5e Bureau de l'armée coloniale. L'officier français voulait alors montrer au monde les «résultats de la fraternisation» en Algérie en faisant défiler 4 000 «soldats indigènes» et autres anciens combattants sur les Champs-Elysées. Mohamed Tedjini le Belcourtois, arrêté puis libéré, rejoindra rapidement les maquis de la Wilaya IV et mourra en chahid du côté de Lakhdaria, trois ans plus tard. Tertio, on est donc bien loin d'une participation en bonne et due forme au défilé militaire, avec troupes en rangs serrés et matériels à l'appui. Ce qui a été réellement le cas des FAR marocaines dont la Garde royale avait ouvert la procession militaire du 14 juillet 1999, en présence du roi Hassan II, guest star et invité d'honneur d'un défilé qui a vu des soldats marocains parader sur La Marseillaise et l'hymne «Berceau des Hommes libres» du Maroc. La participation marocaine avait balisé ainsi la voie militaire à des détachements d'anciennes colonies d'Afrique subsaharienne qui avaient défilé en 2010 et 2013 sur les Champs-Elysées. Le contexte, le cadre, la circonstance, les termes, la portée et le sens mêmes de la participation de notre ANP à une partie du cérémoniel du 14-juillet à Paris, ayant été définis, reste le cours des relations bilatérales et leur évolution. Comme on l'a constaté depuis deux ans, plus que jamais, entre l'Algérie et la France, business is usual, dans l'intérêt bien compris des deux parties ! Demeure alors la question de la mémoire qui pose encore problème, malgré la volonté des présidents Bouteflika et Hollande de dissocier rapports bilatéraux et souvenir de la colonisation. Or l'histoire entre Paris et Alger, ce n'est pas seulement une histoire de mémoires concurrentielles, conflictuelles, inconciliables et toujours irréconciliables. C'est aussi une histoire de dates qui n'ont pas, de part et d'autre, des significations similaires. Par exemple, le 19 mars 1962, qui n'est pas la dernière date de la colonisation. C'est le cessez-le feu officiel, mais pas la fin de la guerre. C'est même le début d'un nouveau cycle de drames pour les deux parties qui n'ont n'en pas fait la date officielle de l'Indépendance. Entre Algériens et Français, depuis 1954, c'est une guerre de terminologie. Une guerre de définition juridique de la Guerre, une guerre au sujet de la qualification des crimes coloniaux, une guerre des mémoires et un conflit, toujours en cours, sur les archives de la colonisation. Il y a eu, certes, de part et d'autre, une évolution sémantique sensible. Là, aussi, la proverbiale prudence de François Hollande et son sens des équilibres mesurés au trébuchet sont à l'œuvre. Mais nulle rupture réelle avec la politique de ses prédécesseurs. D'abord, la préparation des esprits avec la reconnaissance des massacres d'Algériens le 17 octobre 1961 à Paris. Ensuite, à Alger, la déclinaison d'une nouvelle terminologie mémorielle dont les maîtres-mots sont «paix des mémoires», «reconnaissance» et «vérité». Point d'excuses officielles et d'indemnisations. Des vérités pas encore bonnes à dire, mais laissées aux historiens des deux pays qui doivent les trouver. A condition que toutes les archives leurs soient ouvertes en France, sans restriction et sans délais rédhibitoires de prescription. On sait, à ce sujet, que les archives revendiquées par les deux Etats sont depuis toujours l'objet d'opposition entre deux souverainetés implacables. Elles sont toujours un sujet de contentieux. François Hollande le Normand, qui fait des promesses de Normand, c'est finalement des mots qui sonnent juste, des petits pas, mais très rarement de grands actes. Beaucoup reste à faire, concrètement, loin des polémiques stériles, de part et d'autre. Comme on bien su le faire Français et Allemands, ennemis irréductibles d'hier, partenaires stratégiques, aujourd'hui, au cœur de l'Europe. N. K.