Déjà, en 1965, l'écrivain Gilbert Cesbron, auteur de «C'est Mozart qu'on assassine», disait, à propos de la chanson : «Il n'y a plus que la radio qui chante. La chanson a cessé d'être un art populaire pour devenir une industrie lourde, avec ses cartels, ses investissements, ses transferts de vedettes et son imposture organisée.» Bien avant lui, l'auteur des «Fleurs du mal», le poète de la noirceur sublimée et de la beauté sublime, disait pour sa poétique part, «on ne peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l'imposture». Et pourtant, en Algérie, encore plus qu'ailleurs peut-être, l'imposture règne partout, gouverne nombre de consciences et crée des idoles comme des pizzaiolos des carbonaras ou des napolitaines. Il en est donc ainsi de Cheb Hasni, émir du «raï sentimental» porté par les notes artificielles du synthétiseur musical. Cheb Hasni, dont les laudateurs et idolâtres de la presse algérienne ont, à l'occasion du vingtième anniversaire de son assassinat par des terroristes, ont lustré, à coup de laser flagorneur, son image d'icône éternelle. Image d'une idole présentée déjà en son temps comme le trèfle à quatre feuille de la musique et le mouton à cinq pattes de la chanson algérienne modernisée. Et alors là, mes aïeux berbères, ça sentait l'eau de rose et l'éloge était supersonique et les superlatifs galactiques. Qu'on en juge notamment à travers ce petit florilège de flagornerie post-mortem : «haut talent», «génie créatif», «don de la mélodie et du rythme», «facilité, aisance dans la composition», «interprétation hors du commun», «unique», «inimitable», «chanteur de légende», «une école pour tous les chanteurs». Statufication a posteriori d'un chanteur qui était déjà de son vivant une idole très populaire. Avant sa mort tragique, le «rossignol du raï», le Julio Iglésias du tube de la semaine. Chanteur, Cheb Hasni l'était au regard des canons esthétiques, des goûts de l'époque et de son public qui n'était pas composé seulement de jeunes en mal d'amour. Hasni Chakroun, de son vrai nom, est certes devenu un phénomène musical et, très vite, le symbole artistique du mal-être d'une partie de la jeunesse. Et s'il avait vite trouvé sa voie de raïman après son passage à La Guinguette, boîte oranaise branchée, il n'avait pas pour autant une jolie voix, a fortiori une vraie voix pour chanter juste. Oh ! il y avait bien chez lui une phrase mélodique préparée par le synthé et quelques phrases verbales en guise de ritournelle, mais, souvent, le chanteur ne maîtrisait pas vraiment ses gammes. Mais bon, on était déjà à une époque où la chanson «hasnienne», malgré son immense succès géré par Boualem Saint-Crépin, était à l'art et au raï des pionniers et des vrais raïmen comme Bellemou, Khaled, Bouteldja, Raïna Raï, Houari Benchenet, Cheb Sahraoui et Fadéla, ce que la malbouffe généralisée est à la gastronomie. On mangeait alors un casse-croûte chawarma-frite comme on écoutait, parmi tant de titres, «Rani Mourak», «Gaâ énnssa», «El Mossiba khardja méllissi», «J'ai mal au cœur», «Kin choufha yérkébni léhbèl», ou bien encore «Oran la France», «Wallah makount dayrèk passager», «Ghir dommage» et «C'est la logique, ya bént énnass». Chez Hasni, il en pleuvait des enregistrements comme une sandwicherie produirait des casse-croûtes : cent-cinquante albums en seulement huit ans, soit une moyenne d'environ dix-neuf par an ! L'usine à mélopées et la fabrique de mélodies sirupeuses qui rencontraient le blues et le spleen d'un vaste public, marchaient à plein gaz et à pleins tubes ! La sanction du public, dit-on, assure le succès mais n'est en rien un label de qualité artistique. C'est clair. Cette règle vaut pour Hasni comme elle vaut, par exemple, pour le Français Vincent Lagaf, avec son «Bo le lavabo», 400 000 ventes en un mois et 28 semaines au Top 50 français ! Succès incroyable avec ce refrain : «Oh qu'il est beau, il est beau, il est beau le lavabo, lavabo qu'il est beau, il est beau le lavabo»... et «il est laid le bidet», a-t-il ajouté plus tard, le succès aidant. Les voies du triomphe artistique chez Hasni, Lagaf, Nancy Adjram, Hélène Ségara, Amel Bent et tous les cheb et Chébbèt d'Algérie d'aujourd'hui, sont parfois aussi simples et limpides qu'une eau qui coule dans un lavabo ! N. K.