Avec un récit aussi court que mémorable, une langue puissante à la rage contenue, et un style sec, mais percutant, Joseph Andras réussit le pari d'aborder un épisode marquant d'une histoire commune à l'Algérie et à la France, sans y sacrifier la beauté de la littérature Tragique et fulgurant, confrontant l'humanité profonde de l'ouvrier algérien à la froide raison de l'Etat colonial qui le mène à l'échafaud, De nos frères blessés, premier roman de Joseph Andras, propose à travers ses pages une reconstitution saisissante des ultimes semaines de Fernand Iveton. L'auteur - un Français trentenaire, lauréat du Goncourt du premier roman avant la parution de son livre- donne corps et voix dans son récit à ce militant communiste algérien d'origine européenne, arrêté en novembre 1956 après une tentative de sabotage dans son usine et atrocement torturé par la police avant d'être jugé par un tribunal militaire, puis guillotiné «pour l'exemple» le 11 février 1957. En 149 pages, le lecteur se glisse ainsi dans la peau d'un homme - qu'il sait condamné par avance - partage son supplice, son attente d'être gracié, ses souvenirs heureux - avec sa femme Hélène dans le Clos-Salembier de son enfance -, jusqu'à finir par épouser son engagement pour l'Algérie indépendante. Avec ce choix de narration, mêlant action et dialogues au présent aux flash-back consacrés en majorité à l'histoire d'amour entre Fernand et Hélène Iveton, le romancier livre avec une rare intensité un récit déjà chargé du poids de l'Histoire. Il lui permet surtout de brosser un portrait à hauteur d'homme du militant anticolonialiste dont les attitudes, les sentiments, le sens élevé de la justice et l'attachement à la terre natale sont évoqués dans des passages parmi les plus poignants du roman. Ce qui donnera, par exemple, ces pages, à la limite du soutenable, où Iveton dont «chaque portion, chaque espace, chaque morceau de chair blanche ont été passé à l'électricité», se demande de «quelles matières sont fait les héros», lui qui venait de livrer, sous la torture, des noms de camarades. Le souci d'humaniser des figures que l'histoire retiendra comme des héros transparaît, par ailleurs, dans la description de compagnons de lutte d'Iveton, comme celle de l'ami d'enfance, Henri Maillot, jeune aspirant de l'armée française, tombé au champs d'honneur six mois plus tôt après avoir détourné un camion d'armes au profit des Cdl (combattants du Parti communiste algérien, ralliés au Flnen 1956). A cette capacité de faire de personnages historiques des figures romanesques attachantes et accessibles, Joseph Andras ajoute une reconstitution des plus fidèles de l'ambiance nauséabonde de pogrom qui règne lors du procès de Fernand Iveton, en pleine bataille d'Alger marquée par les opérations d'un général Massu et de ses «paras» grisés par leurs «pouvoirs spéciaux». La population européenne surexcitée y est décrite comme une «nuée d'oiseaux de malheur», une «lente goulée d'âmes en attente d'un peu de sang épais et vif», applaudissant dans l'«ivresse et (les) dents déployées» à la lecture du verdict condamnant à mort le «traître». Cette pression de «l'opinion publique» sur le gouvernement français est également évoquée à travers l'attitude de la presse coloniale, et celle -tout aussi significative - de la presse communiste en France, mobilisée pour Iveton, mais dans ses «pages intérieures». L'attitude du Président français René Coty face à la demande de grâce introduite par les trois avocats du militant (Albert Smadja, Joe Nordmann et Charles Laînné) est, également, évoquée par le romancier qui s'est inspiré de l'enquête menée par l'historien français Jean-Luc Einaudi sur les circonstances de la condamnation de Fernand Iveton. A cette atmosphère où «haine» et «raison d'Etat» conduiront à l'exécution du militant, Joseph Andras oppose l'attitude des compatriotes de Fernand Iveton : une solidarité forgée par la conviction de mener un même «combat libérateur», restituée dans les dialogues avec ses compagnons de cellule dans la prison de Barberousse (Serkadji). Cette communauté de combat atteindra son apogée dans le récit des derniers instants d'Iveton, conduit à la guillotine sous les clameurs de «Tahia El Djazaïr» (vive l'Algérie) que lui même entonnera face à son bourreau. Avec un récit aussi court que mémorable, une langue puissante à la rage contenue, et un style sec, mais «percutant» dira son éditeur algérien, Joseph Andras réussit le pari d'aborder un épisode marquant d'une histoire commune à l'Algérie et à la France, sans y sacrifier la beauté de la littérature. Ce romancier, né en 1984 en Normandie, s'inscrit également dans la veine de jeunes auteurs de son pays, comme Alexis Jenni, qui convoquent dans leurs œuvres les crimes coloniaux, aujourd'hui encore occultés par la mémoire collective des Français. Co-édité par Barzakh et Actes Sud, De nos frères blessés sera disponible dans les librairies algériennes dans les tous prochains jours. APS