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Enquête sur un labo au-dessus de tout soupçon
Dopage :
Publié dans La Tribune le 22 - 05 - 2016

Il n'est pas sûr que Grigory Rodchenkov soit un lecteur assidu de John Le Carré. L'histoire que l'ancien patron du laboratoire antidopage de Moscou a racontée aux journalistes du New York Times, publiée le 12 mai, aurait pourtant pu constituer un excellent scénario pour le spécialiste britannique des romans d'espionnage.
Des trafics nocturnes d'échantillons d'urine en plein Jeux de Sotchi, en 2014. Des agents des services secrets impliqués. Le patron d'un laboratoire antidopage chargé de «préparer» certains athlètes, listés par le ministère des Sports, au moyen de cocktails à base de stéroïdes anabolisants et d'alcool. Et, au terme de la compétition, une Russie triomphante, avec 33 médailles, dont 13 d'or. S'il est avéré, le stratagème décrit par M. Rodchenkov, désormais exilé à Los Angeles, apparaît comme le plus gros scandale de dopage de l'histoire des Jeux olympiques.
Ces révélations soulèvent une question qui dépasse les frontières russes. Comment le laboratoire antidopage de Moscou, délocalisé à Sotchi durant les Jeux, a-t-il pu recevoir un blanc-seing pour tester les échantillons prélevés lors des JO ? La question se pose d'autant plus que l'Agence mondiale antidopage (AMA), qui délivre les accréditations à une trentaine de laboratoires dans le monde, mais peut aussi les leur retirer, était préoccupée, plusieurs mois avant les Jeux, par de nombreux dysfonctionnements au sein de la structure dirigée par M. Rodchenkov.
Manque de co­opération
Un courrier daté du 25 juin 2013, auquel Le Monde a eu accès, en offre une illustration édifiante. Dans cette lettre à Grigory Rodchenkov – adressée en copie au vice-ministre des sports, Youri Nagornykh, et au directeur médical du CIO, Richard Budgett –, le directeur scientifique de l'AMA, Olivier Rabin, souligne le manque de co­opération du laboratoire. «A la suite de nos visites sur place, en janvier et avril 2013, 18 mesures correctives étaient attendues de la part de votre laboratoire, et devaient être envoyées à l'AMA au plus tard le 30 mai 2013. A ce jour, l'AMA a seulement reçu cinq mesures correctives qui ne sont pas considérées comme satisfaisantes (…).»
Parmi les nombreux manquements, le fait par exemple que les réfrigérateurs servant à stocker les échantillons n'aient pas été connectés à une ligne téléphonique, dispositif censé alerter les «laborantins», notamment en cas de réchauffement des prélèvements. Embarrassant.
Pour le directeur scientifique de l'AMA, qui déplore la faible collaboration de la structure moscovite, «cette situation démontre l'incapacité (du) laboratoire à remplir ses devoirs, et suscite les plus grandes inquiétudes concernant sa capacité à continuer ses activités en accord avec les exigences de l'AMA».
En guise d'ultimatum, le Français ajoute : «Afin de donner à votre laboratoire une opportunité de faire face à la situation actuelle, nous (lui) accordons exceptionnellement un délai jusqu'au 5 juillet 2013 pour fournir à l'AMA toutes les mesures correctives demandées. En l'absence de réponses et de documents satisfaisants à cette date, l'AMA se réserve le droit de prendre des actions immédiates, ainsi qu'il est écrit dans l'article 4.4.12.2 du Standard international des laboratoires (SIL).»
L'article évoqué par M. Rabin – qui n'apparaît plus dans la nouvelle version du SIL, entrée en vigueur en 2015 – mentionnait à l'époque que «tout manquement du laboratoire à fournir en temps voulu et à la date spécifiée les informations demandées pour l'évaluation de ses performances sera considéré comme un refus de coopérer et entraînera la suspension ou la révocation de l'accréditation». Et pourtant. L'accréditation du laboratoire de Moscou n'a pas été suspendue en 2013. Début 2014, Olivier Rabin et le président de l'AMA, Sir Craig Reedie, ont signé un document permettant à la structure dirigée par M. Rodchenkov de conduire les tests à Sotchi, en amont et lors des Jeux.
Quelques mois auparavant, le laboratoire de Moscou avait aussi été chargé de tester les centaines d'échantillons recueillis lors des Mondiaux d'athlétisme dans la capitale russe, du 10 au 18 août 2013. Soit six semaines après le courrier d'Olivier Rabin. Là aussi, la Russie est arrivée en tête du classement des nations, avec 17 médailles, dont 7 d'or. Et si plusieurs des médaillés russes ont depuis été pris par la patrouille, aucun n'a été testé positif lors de cette compétition. En cet été 2013, l'antidopage russe fait pourtant déjà l'objet de critiques publiques. Le mail on Sunday révèle que la sœur de Rodchenkov a été condamnée pour trafic de produits interdits. Grigory, lui-même ancien athlète ayant reconnu s'être dopé, a été inquiété par la justice avant de voir les poursuites à son égard abandonnées.
«Incisif, pas alarmant»
L'ultimatum fixé par le directeur scientifique de l'AMA concernant l'envoi de «mesures correctives» avant le 5 juillet 2013 a-t-il été respecté ? Dans son rapport de novembre 2015 - qui a conduit à la suspension du labo puis à sa révocation en avril 2016 - sur le dopage organisé en Russie, la commission d'enquête indépendante de l'AMA note, sans mentionner le courrier de M. Rabin, que «malgré les délais supplémentaires accordés par l'AMA, les mesures correctives n'avaient pas été mises en place au 19 juillet 2013». La commission «comprend que, malgré les performances du laboratoire ne répondant pas aux normes, il y avait une volonté claire de ne pas révoquer l'accréditation du laboratoire avant les Jeux de Sotchi».
Contacté par Le Monde au sujet du courrier du 25 juin 2013, Olivier Rabin souligne que «lorsqu'on visite un laboratoire antidopage, on va très en détail sur un certain nombre de choses. Une action corrective, ce n'est pas forcément un problème énorme». La qualité des analyses du laboratoire n'était pas en cause, assure-t-il. Et celui qui occupe le poste de directeur scientifique de l'AMA depuis 2002 nuance le ton de la lettre, qu'il ne juge «pas alarmant, plutôt incisif. Cela fait partie du jeu de faire monter la pression sur un laboratoire, au cas où il n'aurait pas compris. Si on avait eu le moindre doute sur les qualités techniques du laboratoire de Moscou, il aurait été suspendu, même avant les championnats du monde d'athlétisme».
Une procédure disciplinaire a toutefois été entamée à l'été 2013. En marge de la Conférence mondiale sur le dopage, organisée à Johannesburg du 12 au 15 novembre 2013, le comité disciplinaire de l'AMA a décidé d'envoyer un groupe d'experts indépendants «pour s'assurer de la mise en œuvre de tout le contrôle qualité du laboratoire», précise le docteur Rabin. «A Johannesburg, le bruit a couru que le labo allait être suspendu, raconte un observateur alors présent en Afrique du Sud. Ça avait été très chaud.» Mais il n'y eut pas de suspension à l'époque.
Délocaliser les échantillons était possible
Le laboratoire de Moscou a donc pu être déplacé à Sotchi pour les Jeux. Retirer l'accréditation avant la grande fête olympique de 2014 serait apparu comme un affront pour Vladimir Poutine, alors que le président russe s'était beaucoup investi dans la compétition. Pourtant, délocaliser les analyses des échantillons n'a rien d'impossible. En 2013, l'AMA a décidé de suspendre l'accréditation du laboratoire de Rio, à quelques mois du Mondial de football 2014 au Brésil. Les échantillons prélevés durant le tournoi ont été envoyés et analysés à Lausanne. Pourquoi l'agence n'a-t-elle pas fait de même pour Sotchi ? «Le laboratoire de Rio avait été suspendu pour des raisons analytiques, explique le docteur Rabin, des problèmes techniques qui pouvaient interférer avec la qualité analytique des échantillons. On n'était pas sur le même volet avec Moscou.»
A Sotchi, une vingtaine d'observateurs ont été dépêchés pendant les Jeux, dont certains patrons d'autres laboratoires antidopage, à l'instar de Martial Saugy, le directeur de celui de Lausanne. Contacté par Le Monde, M. Saugy n'a pas donné suite à nos sollicitations. Aucun des observateurs n'a tiré la sonnette d'alarme ou vu de trafics d'échantillons nocturnes. Dans son rapport publié juste après les Jeux, l'AMA estime que le bilan est satisfaisant, même s'il est noté qu'il y a eu, pendant la compétition, environ 10% d'échantillons trop dilués.
Des résultats positifs, mais aucun athlète russe
«Si le laboratoire avait été techniquement mauvais, Rodchenkov n'aurait même pas eu à s'inquiéter, estime le docteur Rabin. Si certaines personnes – et il faudra que ce soit vérifié – ont pris soin d'interférer avec les échantillons avant les analyses, c'est qu'elles savaient bien que la qualité analytique était au rendez-vous.» Le Comité international olympique (CIO), qui a annoncé, le 17 mai, les contrôles positifs de 31 sportifs à la suite de nouvelles analyses d'échantillons des Jeux de Pékin, en 2008, a demandé que ceux de Sotchi, conservés au laboratoire de Lausanne, soient testés à nouveau. Le CIO a également demandé à l'AMA d'enquêter sur les allégations de M. Rodchenkov, qui intéressent aussi désormais la justice américaine.
A l'issue des JO de Sotchi, Grigory Rodchenkov avait pourtant reçu des courriers élogieux. Dans une lettre du 15 avril 2014, le docteur Mario Thevis, «au nom du laboratoire de Cologne», se réjouissait d'une «collaboration transparente» : «J'ai personnellement beaucoup apprécié le professionnalisme, l'efficacité et le haut niveau du travail analytique qui a permis de dévoiler la présence de substances interdites parmi les échantillons analysés dans votre laboratoire.» Sur les quelque 2 500 contrôles effectués lors de ces Jeux, une poignée de positifs avaient été pris dans les mailles du filet, mais aucun Russe.
Le directeur médical du CIO, Richard Budgett, n'est pas en reste. Ancien champion olympique d'aviron, en 1984, M. Budgett, pourtant destinataire du courrier d'Olivier Rabin en juin 2013, semble avoir oublié les difficultés de l'année précédente. «Cela a été un vrai plaisir de travailler avec vous et votre équipe lors de la préparation et durant les Jeux, écrit-il à M. Rodchenkov, le 4 mars 2014. Merci de transmettre les félicitations et les remerciements du CIO à votre personnel.» Des louanges qui se sont depuis largement dissipées, à en croire la tribune confiée au Monde par le président Thomas Bach, le 18 mai : «Si l'enquête devait confirmer la véracité de ces allégations (à l'encontre du laboratoire de Sotchi), cela révélerait une nouvelle dimension choquante du dopage, assortie d'un degré de criminalité sans précédent.»
Y. B.
In lemonde.fr


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