Une lointaine réminiscence… Septembre 1995. Je suis dans un train de banlieue qui me ramène de l'Université de Cergy vers Paris. J'ai quitté l'Algérie il y a quelques semaines, et la tragédie solaire qui s'y déroule. Mon cerveau est aussi brumeux que le paysage que traverse ce morne tortillard en ce samedi désert. Le wagon est quasiment vide. En fait, nous ne sommes que deux personnes à l'occuper. L'autre voyageur est aveugle. Une canne blanche et des lunettes noires en attestent. Je ne crois pas qu'il se soit rendu compte de ma présence. Le train s'approche de la gare Saint-Lazare. Avant d'arriver à quai, il s'immobilise quelques instants, sans doute pour des problèmes de régulation du trafic. Pensant être arrivé, l'aveugle se lève, essaie d'ouvrir la porte, sans succès, s'énerve, s'angoisse. Je le rassure alors en lui expliquant que la porte est bloquée parce que le train n'est pas encore à quai. Rasséréné, il se rassoit près de moi. Nous engageons la conversation, sur le temps qui va, nos occupations respectives… Il me loue pour ma discrétion et vitupère les porteurs de walkman qui lui imposent d'habitude leurs rythmes obsédants auxquels il est d'autant plus sensible que sa cécité a accentué son acuité auditive. Au beau milieu de la discussion, il me demande si je suis… Toulonnais ! Je lui réponds que non. C'est votre accent, me dit-il, qui m'a laissé croire que vous l'êtes. Le train s'ébranle enfin et s'arrête définitivement à quai. Nous descendons ensemble. Il me prend le bras avec une grande familiarité et m'annonce qu'il me réquisitionne pour l'accompagner jusqu'à sa station de métro. J'accepte bien volontiers. Chemin faisant, nous devisons. Il convient que, effectivement, mon accent n'est pas tout à fait toulonnais et me prie de lui dire d'où je viens. Je satisfais sa curiosité en lui révélant que je suis algérien. Vraiment ?, s'écrie-t-il. Et il se lance dans un long monologue d'où ressortent son amitié pour Youcef, secrétaire de l'Union des Aveugles d'Alger et, surtout, sa connaissance intime des soubresauts politiques qui agitent l'Algérie, en proie à une vague de terreur. Aucune subtilité ne lui échappe, rien de la querelle sur l'interruption du processus électoral de janvier 1992, rien des dissensions entre partis dits démocratiques. Il m'apprend quelque chose que, comme l'écrasante majorité de mes compatriotes, j'ignorais totalement et qui provoque son indignation. C'est le fait que, avant le premier tour des fameuses élections législatives, une disposition avait été adoptée par le gouvernement, permettant à tout citoyen de voter en lieu et place d'un ascendant, d'un descendant, d'un frère ou d'une sœur souffrant d'un handicap dûment certifié. Ce détail lui avait été révélé par Youcef, l'aveugle algérois. Une si parfaite connaissance de l'Algérie m'amène à lui demander si nous sommes compatriotes. Pas du tout, répond-il, je suis français. En fait, mes vrais compatriotes sont mes amis aveugles d'Alger, de Stockholm ou du Cap. Nous sommes les enfants du même pays obscur… Qu'est-ce qu'un compatriote ? Qu'est-ce qui fonde ce rapport particulier à des gens qui sont plus que des voisins, qu'on aime ou qu'on déteste davantage que des banals colocataires ? Peut-être le partage d'une longue mémoire, d'un inconscient collectif commun, dans lequel s'entrechoquent des images de chiens aux babines rouges plongeant leurs gueules dans les entrailles de milliers de cadavres, aux alentours de Sétif, Guelma et Kherrata, les youyous de femmes rythmant la marche du futur chahid vers la guillotine coloniale. Mais c'est aussi la mémoire tenace d'un pays auguste, mettant l'entraide et la solidarité au rang de vertus cardinales. En reste-t-il quelque chose ? Qu'on en juge… Eté 2015. Je roule sur l'autoroute d'Oran derrière un poids lourd, immatriculé à Sétif. Il mord largement sur la file du milieu, ce qui m'empêche de le doubler. La voie de gauche est la propriété de voitures survitaminées roulant à tombeau ouvert. Il faudrait donc que ce camion se rabatte sur la droite, mais il s'y refuse. Appels de phare, klaxons, injures, rien n'y fait. Finalement, il finit par s'écarter, de très mauvaise grâce et je peux enfin doubler. Je me rends compte alors, en regardant dans mon rétroviseur, qu'il a accéléré et qu'il semble me poursuivre ! De plus, il multiplie les appels de phare et me fait de grands signes de la main pour me demander de m'arrêter. Ça ne ressemble à rien de détaler sur des kilomètres pour fuir un homme seul. Je m'engage donc sur la bande d'arrêt d'urgence. Il me précède et vient se ranger juste devant moi. Nous descendons en même temps de nos véhicules respectifs. Je constate que ce très jeune homme ne manifeste aucun signe d'hostilité. Il se contente de m'annoncer que ma roue arrière droite pose problème. Comment cela ? Elle vibre d'une drôle de manière, me répond-il, elle donne l'impression de vouloir se détacher. Le mieux, ajoute-t-il, c'est de la démonter. Je me rends à cette suggestion. J'ouvre le coffre. Il se précipite pour se saisir, avant que je puisse le faire, du cric et de la manivelle. «Pas la peine de te salir», grommelle-t-il. Il enlève la roue et nous constatons tous deux que le pneu est déchiré, quasiment fendu, probablement sur le point d'éclater ! «Tu me dois un repas», me dit-il. Il installe la roue de secours en restant sourd à mes protestations Je le remercie et commets l'indélicatesse de lui proposer de l'argent («des bonbons pour les enfants»). Il se met en colère et retourne précipitamment à son camion. Ne voulant pas sans doute rester sur cette mauvaise impression, il se retourne une dernière fois vers moi en me disant «Bon voyage, 3ammou !» Oui, nous sommes une communauté de destin façonnée par l'Histoire. Oui, nous avons en partage beaucoup plus que ce que nous croyons. Plongeons sans crainte dans le labyrinthe de notre mémoire. Nous y trouverons la force de nous extraire de cette gangue qui nous immobilise, qui nous empêche de changer un cours des choses qui nous mène à l'abîme… B. S. *Auteur, maître de conférences et professeur de sciences physiques à l'Université de Cergy-Pontoise.