Tu connais celle du cric ?� C�est un Alg�rien � total, sans un seul tic en moins � qui roulait � bord de sa Passat br�silienne, calandres grecques, vis platin�es comme une blonde du Danemark, pare-brise tapiss� d�autocollants collant � la colle nationale, c�est-�-dire mod�r�ment collants, vou� � la gloire de l�EN. C�est la nuit. Il emprunte cette route bucolique qui exhale le ch�vrefeuille de Ta�wan et le jasmin en plastique, bordant la cimenterie de Meftah� Pendant qu�il �coute sur son poste-cassette Sony st�r�o un tube de Driassa remix� groove, il per�oit un suspect craquement. Il freine sec et coupe le sifflet au serrurier des villages socialistes. Il tend l�oreille droite, la plus puissante de ses antennes. Les platanes qui dodelinent de leurs feuilles sous forme de main ouverte, dissimuleraient-ils des tangos ? C�est sur cette sombre appr�hension qu�il r�alise que la roue avant gauche a crev�. La vaillante Passat s�affaisse d�un c�t� comme un chameau qui se braquerait d�une seule patte. Il serre la rigole et se range. Diagnostic sans �quivoque : crevaison. Une bonne, une vraie� Pour autant, rien de dramatique : le h�ros de cette histoire fait partie de ces privil�gi�s, (�stipendi�s du syst�me�) qui poss�dent m�me une roue de secours, qui aurait d�, � une �poque, �tre reconnue par Transparency International comme indice de perception de la corruption. Il peine � ouvrir la malle arri�re. Le m�canisme de fermeture a �t� enfonc� par un chauffard lui-m�me d�fonc� au Zem-Zem-Cola. Au bout de plusieurs essais, le capot se met � b�er dans la nuit noire. Mais point de cric. Notre h�ros commence � avoir les chocottes. Il lui reste encore des neurones pour supposer de ces deux choses l�une : 1) ou un de ces sauvageons du quartier a fait p�ter la malle pour le chouraver de nuit 2) ou le m�me sauvageon le lui a piqu� le jour. Que faire, s�interroge-t-il sur un autre registre que l�autre, tu sais bien celui qui a rendu classique cette question ? Il se r�pond du tac au tac : �Une voiture munie de cric viendra, pas de doute.� Les secondes, les minutes, les demi-heures, les heures, �paissies par l�obscurit� et la peur, passent, et repassent. Et point de voiture ! Il prom�ne un regard effar� sur la cambrousse �cras�e sous le calme, le silence et l�obscurit�. Entre deux platanes qui se poussent pour le laisser regarder, il aper�oit au loin dans la rase campagne une lumi�re. Il zoome, cadre. C�est bien la petite maison dans la prairie. Sauv� ? Pas tout � fait. Notre h�ros se dit texto : �Je crois qu�aucune voiture ne passera � cette heure-ci. Il ne me reste qu�� aller d�ranger les gens de la maison que voil�. Ils doivent bien avoir un cric quelque part� Il poursuit in petto : �Je vais taper � la porte. Un escogriffe apeur�, arrach� � son sommeil, ouvrira et demandera : � Qu�est-ce qu�il y a ? Pourquoi tu viens frapper � ma porte si tard dans la nuit ? � C�est-�-dire�, lui r�pondrai- je � T�as int�r�t � avoir une excellente raison�, menacera-t- il � C�est-�-dire, balbutierai-je � Y a pas �c'est-�-dire�, r�p�tera-t-il tout aussi mena�ant. � Je suis�, b�gayerai-je. � Tu es quoi ? reprendra-t-il au bord de la crise de nerfs. � Je suis en panne� � Tu es quoi ? � Je suis venu voir si tu n�avais pas un cric pour me d�panner au nom de Dieu� L�, je le verrais exploser. � Tu circules la nuit en rase campagne, par des temps aussi hostiles, sans t�assurer que tu as tout ce qu�il faut pour te d�panner ? Vous vous ressemblez tous, vous �tes des �nergum�nes qui ne m�ritez pas les voitures que vous conduisez� Je lui dirai : � J�ai un cric. D�ordinaire, il ne quitte pas la voiture. Quelqu�un a d� me le voler. Je viens de m�en rendre compte. Et, lui r�torquera : � Il faut v�rifier que l�on a tout chaque fois qu�on prend sa voiture� � On ne peut pas le faire syst�matiquement, voyons� � Ecoute, si tu l�avais fait, tu ne serais pas l� � me d�ranger au milieu de la nuit� � � � Je t�ai dit que�� Notre infortun� chauffeur n�arrivait pas � convaincre son interlocuteur imaginaire qu�il s�agissait d�un hasard malheureux qui pouvait surprendre n�importe qui. Il en conclut cette sagesse tout �ankienne� (d�El Anka, auteur de ceci �Mbata ba char ouala tham akass� (Mieux vaut dormir sans d�ner que la nourriture de la m�sestime�) : il est pr�f�rable de ne pas demander un service que de le payer en humiliations. Il s�enfonce dans la nuit en direction de la lumi�re qu�il voit flotter au bout d�une all�e. Apr�s avoir pataug� dans les labours, il arrive devant un corps de ferme. Il s�acharne � coups de poing contre la porte en fer. Un homme �g� lui ouvre. � Qu�y a-t-il ? demande-t-il dans un souffle de panique. � Ton cric, tu te le gardes�� Il y a quelques ann�es, un ami me racontait cette blague qu�il avait entendue de la bouche d�un autre ami, lequel en a h�rit� d�un autre ami encore. Une blague qui a suivi le cursus habituel, une sorte de cheminement chaotique marqu� par l�impr�visibilit�. Comme toute blague qui vaut l��clat de rire, celle-l� recelait une moralit�, quelque chose qui reste apr�s l�hilarit�. Je la trouvais m�me extraordinairement significative de l�esprit complexe et perclus de complexes de nous autres, Alg�riens. Quelque chose d�irrationnel, de difficilement appr�hendable par la raison, fait de nous des veilleurs d�busquant l�hostilit� et la tentation belliqueuse dans le moindre geste d�autrui. Et quand il n�y en pas, on l�invente, ma foi ! Si d�aventure autrui est indisponible dans le r�le de putching ball, eh bien, on s�en prend � soi-m�me. Sa haute teneur �philosophique � en a fait ma pr�f�r�e. Je ne me fais pas prier pour la sortir. L�autre jour, je l�ai racont�e � un ami, Madjid, de Berlin, qui s�est esclaff� parce qu�il y a retrouv� cette nervaza autoproduite qu�il y a en chacun de nous. Et voil� qu�il m�appelle pour me dire qu�en fait de blague nationale, c�est un honteux plagiat. C�est une histoire que raconte, dans un bouquin, un auteur autrichien. M�me moralit�, sauf qu�il ne s�agit pas de cric mais d�un marteau qu�un voisin ne demandera pas � son voisin. Dans un sens, c�est rassurant de savoir que cette histoire est �import�e�. Mais, je la trouvais tellement bonne pour nous que j�ai l�impression qu�on nous l�enl�ve, qu�on d�nationalise quelque chose d�identitaire ! P. S. d�ici : J�ouvre cette parenth�se indispensable pour stigmatiser le mensonge universel que prof�rent les automobilistes qui disent, quand une des roues de leur v�hicule se d�gonfle, �j�ai crev�. Si c��tait vrai, ils ne le rediraient pas deux fois, bien s�r ! P. S. de l�-bas : Lu le compte- rendu publi� par Le Monde des Livres sur le colloque officiel organis� sur Jacques Derrida. Ce dernier �tant n� � El-Biar et s�en pr�valant de son vivant, il �tait normal que le gouvernement de Belkhadem le convoque post-mortem pour rehausser l�image du pays non pas o� Derrida est n� mais celui qui est dirig� par nos illustres dirigeants. Les participants, qui venaient de France, des Etats-Unis et d�Am�rique Latine ont �t� embarqu�s pour visiter un �faux� domicile de Derrida. Apr�s saint Augustin, Camus, voil� l�hommage � Derrida, mort en 2004 et qui �tait attach� aux lieux de sa jeunesse comme � l�esprit critique qui le fondait comme philosophe. Il �tait loin d��tre un applaudisseur du conservatisme islamo-nationaliste qui pr�tend le r�cup�rer aujourd�hui.