L'affaire résume à elle seule, tous les succès et les contradictions du made in Germany. Du 25 au 29 avril, à la Foire de Hanovre, le plus grand Salon des technologies industrielles du monde, l'entreprise de taille intermédiaire Kuka, présentée comme une des perles de la technologie allemande, fait le show. Ses célèbres robots de couleur orange effectuent une chorégraphie devant la chancelière allemande Angela Merkel et le président américain Barack Obama, «impressionné». Le monde entier en est témoin : si les robots connectés et intelligents sont la prochaine révolution industrielle – appelée Internet 4.0 –, alors l'Allemagne dispose, avec Kuka, d'un acteur d'importance stratégique. L'affaire résume à elle seule, tous les succès et les contradictions du made in Germany. Du 25 au 29 avril, à la Foire de Hanovre, le plus grand Salon des technologies industrielles du monde, l'entreprise de taille intermédiaire Kuka, présentée comme une des perles de la technologie allemande, fait le show. Ses célèbres robots de couleur orange effectuent une chorégraphie devant la chancelière allemande Angela Merkel et le président américain Barack Obama, «impressionné». Le monde entier en est témoin : si les robots connectés et intelligents sont la prochaine révolution industrielle – appelée Internet 4.0 –, alors l'Allemagne dispose, avec Kuka, d'un acteur d'importance stratégique. Stupeur et désolation. Tout juste un mois plus tard, le même Kuka est de nouveau au cœur de l'attention médiatique. Le chinois Midea, premier producteur de matériel électroménager du monde et actionnaire de l'entreprise, annonce son intention de grimper au capital : le groupe veut faire passer, par le biais d'un rachat amical d'actions, sa participation dans Kuka de 10% à 30%, voire à 50% dans l'avenir. Et conscient de la valeur du bijou convoité et si fièrement exposé par les Allemands, le groupe chinois est même disposé à débourser 4,5 milliards d'euros pour en prendre le contrôle. Une opportunité pour Midea de progresser dans l'automatisation de ses usines, à l'heure où la Chine peut moins compter sur ses bas salaires pour être compétitive. Après un silence de plusieurs jours, le commissaire européen au numérique, l'Allemand Günther Oettinger, puis le ministre de l'Economie, Sigmar Gabriel, ont fini par exprimer leurs réserves quant à l'initiative chinoise. «Etant donné que l'offre de Midea n'a pas été sollicitée par Kuka, il devrait être permis de se demander si une offre alternative d'un des deux grands actionnaires ou l'entrée d'autres partenaires européens ne peut pas être une meilleure solution», a déclaré Günther Oettinger au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung. En Chine, l'ingénierie allemande jouit d'un immense prestige Des groupes d'actionnaires de Kuka ont également «mis en garde contre la vente de technologies-clés à l'étranger». Avec précaution, Sigmar Gabriel a renchéri mercredi 1er juin, jugeant «qu'il serait bien» qu'une offre alternative allemande ou européenne soit présentée pour contrer celle de Midea, tout en insistant sur le fait qu'il s'agissait au final «d'une décision d'entreprise». Le ministre a tenu à préciser que sa déclaration avait le soutien d'Angela Merkel, prenant le risque de heurter Pékin. Dans un pays traditionnellement très attaché à l'indépendance des entreprises par rapport à l'Etat, une telle intervention est d'ailleurs rarissime. Jeudi, le dossier a continué à prendre un tour diplomatique : à moins de deux semaines de la visite de la chancelière en Chine, une porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la République populaire a mis en garde contre la politisation de l'opération. L'affaire illustre un paradoxe grandissant dans certains milieux politiques et industriels allemands. Le fameux «Mittelstand», ce tissu d'entreprises de taille intermédiaire (ETI) spécialisées dans des technologies de niche haut de gamme et très orientées vers l'exportation, revendique pour lui-même l'ouverture des frontières et profite énormément de la mondialisation. Dans le même temps, le malaise croît en son sein face à la multiplication des prises de contrôle de ces mêmes entreprises par des groupes chinois. Ancrage régional En 2015, selon une étude du cabinet EY, 35 ETI allemandes ont été rachetées par des groupes chinois, soit autant qu'en 2014. Aucun autre pays européen n'attire autant l'attention des investissements directs de l'empire du Milieu, où l'ingénierie allemande jouit d'un immense prestige. Et les premiers mois de 2016 ont déjà confirmé la tendance : en janvier, le groupe d'Etat ChemChina a racheté le groupe Krauss-Maffei, spécialiste des machines de moulage des matières plastiques, pour 925 millions d'euros. Un record pulvérisé quelques semaines après par le rachat du groupe de traitement des déchets EEW, pour 1,4 milliard d'euros, par la holding chinoise Beijing Entreprises. La firme allemande, qui emploie un peu plus de 1 000 personnes, est capable de transformer 4,7 millions de tonnes de déchets par an en énergie et matières premières pour les routes. Avec Kuka, qui se négocie à plusieurs milliards d'euros, un nouveau seuil a été franchi. Le rachat de Putzmeister en 2012, un spécialiste des pompes à béton, par le groupe chinois Sany, n°1 mondial des véhicules pour le BTP, avait suscité une levée de boucliers des représentants des salariés. La réprobation dans la presse avait été générale, ainsi que dans la région Bade-Wurtemberg, imprégnée de la culture des entreprises de taille moyenne à gestion familiale. Le Mittelstand allemand ne tire-t-il pas sa fierté de son indépendance vis-à-vis des grands groupes, de son particularisme, de son ancrage régional et de sa gestion quasi paternaliste ? Le géant chinois n'allait-il pas mettre fin à cette culture fragile et enviée partout dans le monde ? «Culture familiale» Interrogé par Le Monde un an après le rachat, le PDG du groupe, Norbert Scheuch, n'avait pas caché les fortes réticences qu'il avait affrontées lors de la prise de contrôle. Mais les voix critiques avaient fini par se calmer : «Sany n'a rien touché à l'organisation, a conservé les sites et les emplois. A terme, Putzmeister n'aurait pas survécu seul dans la concurrence mondiale», estime celui qui siège au conseil d'administration du groupe chinois. Le BDI, le syndicat des industriels allemands, s'efforce lui aussi de calmer les esprits et rappelle que «les fusions et les acquisitions sont partie prenante du commerce mondial. Les peurs liées aux emplois et aux pertes de technologie sont, la plupart du temps, infondées. Les entreprises allemandes profitent énormément de l'accès au marché chinois». Certains industriels haussent les épaules : «Evidemment, ça heurte cette culture familiale, hyperprovinciale, classique chez les constructeurs de machines souabes. Mais ce n'est pas rationnel. On ne fait pas tout un tapage quand c'est une entreprise d'un autre pays qui rachète une PME», lâche un expert du secteur. Et de fait : la Chine est loin derrière d'autres pays en matière de rachat d'entreprises outre-Rhin. Les Etats-Unis ont ainsi pris le contrôle de 159 firmes allemandes en 2015, le Royaume-Uni 77. Au total, 652 entreprises du pays sont passées l'an dernier, partiellement ou totalement, sous pavillon étranger. Il en est de même pour les grands groupes, détenus majoritairement par des actionnaires non allemands. Et les deux firmes rachetées en 2016 par des Chinois, Krauss-Maffei et EEW, appartenaient respectivement à des investisseurs canadien et suédois. Le groupe Kuka lui-même n'a pas exactement le profil typique du groupe traditionnel allemand. Fondé en 1898 à Augsburg, il n'appartient plus à la famille des fondateurs, mais est depuis longtemps coté en Bourse. Son PDG, Till Reuter, n'a en rien le profil d'un PDG de constructeur de machines : non-ingénieur, il a amassé une longue expérience à l'étranger. Ancien avocat à New York, il a été pendant dix ans banquier d'affaires pour Morgan Stanley, Deutsche Bank et Lehman Brothers. Résister à la concurrence Son arrivée à la tête du groupe en 2009 avait suscité… la réprobation parmi les salariés. Ils n'avaient guère le choix : l'entreprise était alors au bord de la faillite. Till Reuter l'a restructurée en vendant et rachetant des activités, pour faire de Kuka, en moins de sept ans, un des «big four» de la robotique mondiale. Un succès qui lui a permis d'être le seul représentant du Mittelstand à avoir dîné à la table d'Angela Merkel et de Barack Obama à la veille de l'ouverture de la Foire de Hanovre. Interrogé par le quotidien Süddeutsche Zeitung fin mai, Till Reuter avait indiqué ne pas avoir été étonné de l'offre de rachat de Midea, entré au capital de Kuka quelques mois auparavant. «Nous allons vérifier si l'offre de Midea nous aide à atteindre nos objectifs stratégiques mieux ou plus rapidement, puis nous donnerons notre consigne aux actionnaires. Un partenaire qui peut soutenir nos investissements peut être une chance», explique-t-il. L'ambition de Kuka : être en pointe sur la maîtrise des technologies liées au cloud, afin que, dans l'avenir, les robots puissent communiquer entre eux et puissent être pilotés de loin. Une technologie dominée actuellement par les Etats-Unis. S'unir avec les Chinois pour résister à la concurrence de Google et Apple sur le secteur du numérique ? Une idée iconoclaste, qui va à l'encontre du désir affiché du ministre de l'économie allemand, Sigmar Gabriel, de vouloir créer un «grand acteur européen de la robotique». Mais ce projet, qui apparaît comme très politique, est aussi à mille lieues de la tradition économique allemande. C. B.