Il est certes indéniable que les conflits ont de profondes conséquences négatives, y compris sur l'emploi. Mais l'interprétation dominante de la relation entre conflit et emploi ne tient pas pleinement compte de la complexité de cette relation - une lacune qui nuit à l'efficacité des politiques de l'emploi des Etats fragiles. Les idées reçues veulent qu'un conflit détruise les emplois. Et de plus, étant donné que le chômage peut engendrer de nouveaux conflits parce que les jeunes au chômage trouvent une justification à leur vie et des avantages économiques dans l'adhésion à des mouvements violents, la création d'emplois devrait être au centre de toute politique de reconstruction post-conflit. Mais si ces conjectures semblent certainement logiques, elles ne sont pas nécessairement tout à fait exactes. Le premier postulat - que les conflits violents détruisent les emplois- ne tient pas compte du fait que chaque conflit est unique. Certains, comme la guerre civile qui a fait rage au Sri Lanka en 2008 et 2009, se déroulent dans une zone géographique restreinte et la plus grande partie du pays, et donc de l'économie, ne sont pas affectées. Mêmes les conflits endémiques, comme les conflits récurrents en République démocratique du Congo, n'ont pas forcément un impact important sur le taux net de l'emploi. Les emplois perdus dans le secteur public ou parmi les exportateurs de matières premières peuvent par exemple être largement compensés par de nouveaux emplois dans les forces armées gouvernementales et rebelles, dans la production informelle se substituant aux importations et dans les activités illégales comme la production de drogues et la contrebande. De même, la deuxième hypothèse - que le chômage est une cause majeure de conflit violent- fait abstraction de nuances primordiales. Tout d'abord, le secteur formel ne représente qu'une fraction de l'emploi total dans la plupart des pays touchés par des conflits. La majorité de la population active travaille dans le secteur informel, occupant souvent des emplois précaires, à faible productivité et peu rémunérés qui peuvent, comme le chômage, générer un mécontentement et inciter les jeunes à rejoindre des mouvements violents. Compte tenu de ces facteurs, créer des emplois dans le secteur formel ne suffit pas, à moins d'améliorer également la situation des jeunes occupant des emplois peu valorisants dans le secteur informel. Et pourtant, les politiques post-conflits en matière d'emploi négligent presque toujours le secteur informel. Pire, de nouvelles réglementations - comme l'interdiction des motos-taxis à Freetown, au Sierra Leone - peuvent entraver les initiatives productives des jeunes dans le secteur informel. Mais même cibler le secteur informel est insuffisant, étant donné que des recherches entreprises par moi-même et des collègues ont démontré qu'à elles seules, la pauvreté et la marginalisation ne génèrent pas nécessairement des conflits. Si c'était vrai, la plupart des pays pauvres seraient en état de conflit permanent, ce qui est loin d'être le cas. Les conflits violents se produisent lorsque les dirigeants ont des motifs de mobiliser leurs partisans à cette fin. Ces motifs peuvent avoir diverses sources, la plus habituelle étant leur exclusion des cercles du pouvoir. Ces dirigeants feront alors appel à une identité commune – par exemple, l'appartenance religieuse dans le cas des conflits contemporains au Moyen-Orient, ou l'allégeance ethnique dans le cas de plusieurs conflits en Afrique - pour mobiliser leurs partisans. Il faut bien sûr plus qu'une identité commune pour que la mobilisation réussisse. Les individus n'adhéreront en général au mouvement que s'ils ont déjà des griefs - en particulier s'ils estiment que leur groupe est confronté à une discrimination en matière d'accès aux emplois et aux ressources. En ce sens, la question de l'emploi est pertinente, mais ce qui importe n'est pas tant le niveau absolu de l'emploi que la distribution d'emplois décents au sein des différents groupes religieux ou ethniques. En d'autres termes, créer des emplois sans tenir compte de leur répartition pourrait ne pas alléger les tensions ; si les déséquilibres persistent, la création d'emplois peut même aggraver la situation. Les politiques post-conflits en matière d'emploi négligent pourtant le plus souvent les inégalités horizontales. Ces politiques ont par exemple peu contribué à réduire les profonds déséquilibres et la discrimination qui ont persisté après la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990. Au vu de ces insuffisances, il n'est pas surprenant que les effets nets des politiques de l'emploi soient souvent relativement faibles par rapport à l'ampleur du problème. Tant au Kosovo qu'en Bosnie-Herzégovine, la création d'emplois a été jugée essentielle aux efforts de maintien de la paix. Et pourtant, au Kosovo, le taux de chômage se situait à 45% six ans après la fin de la guerre. En Bosnie, de nouveaux programmes ont généré 8 300 emplois, alors que 450 000 hommes avaient été démobilisés ; 20 ans après la fin du conflit, le taux de chômage s'élève toujours à 44% de la population active. Il existe un exemple de réussite d'une politique de l'emploi suivant une crise. Après la guerre civile, le gouvernement du Népal a cherché à multiplier les occasions dans le secteur informel et a mis en œuvre des programmes portant sur la construction d'infrastructures, l'octroi de micros crédits et une assistance technologique à l'intention des castes et des régions les plus pauvres. Reconnaissant le rôle que jouent la discrimination et les tensions ethniques et entre castes pour attiser le conflit, le gouvernement a mis en place des programmes pour l'emploi ciblant spécifiquement les zones rurales, similaires au programme indien pour la garantie de l'emploi, avec 100 jours de travail garantis pour chaque foyer. Les programmes mis en œuvre - soutenus par le gouvernement népalais et des donateurs externes - ont ciblé les villages et les régions les plus pauvres et en leur sein, les castes les plus pauvres. La période qui suit immédiatement un conflit est délicate. Les dirigeants doivent tirer au maximum parti de ce laps de temps et s'assurer que chaque politique appliquée est la plus efficace possible. En ce qui concerne l'emploi, cela implique de concevoir des programmes qui tiennent compte de la vie active réelle des individus et qui remédient aux griefs avérés à l'origine des tensions. Faute de quoi, ils risquent de permettre, si ce n'est encourager, une récidive de la violence organisée. F. S. Professeure Emérite de Développement économique à l'université d'Oxford. In project-syndicate.org