Le flot d'investissements chinois nourrit le ressentiment. «La route de l'Europe vers la Chine est devenue un sentier rocailleux et difficile, se plaignait début septembre le président de la Chambre de commerce de l'Union européenne en Chine, Joerg Wuttke. Pour Pékin, l'Europe est un plantureux banquet à profusion, tandis que nous, (la Chine) nous réserve quelques plats et une soupe, et basta.» La fringale des investisseurs chinois ne se dément plus et cette fièvre acheteuse vient de trouver sa traduction statistique : en 2015, pour la première fois, la Chine est devenue exportatrice nette de capitaux. Autrement dit, ses investissements à l'étranger dépassent désormais ceux réalisés chez elle par le reste du monde. Les premiers ont bondi de 18,3% l'an passé pour atteindre 145,6 milliards de dollars (130 milliards d'euros), selon les chiffres communiqués jeudi 22 septembre par le ministère chinois du Commerce. Un montant inédit qui excède celui des investissements directs étrangers (IDE) en Chine, soit 135,6 milliards de dollars. Le phénomène ne surprend guère les spécialistes, le volume de ces rachats et prises de participation tous azimuts ayant été multipliés par trois entre 2010 et 2015. «C'est une tendance que l'on observait depuis plusieurs années et l'on arrive au moment où les routes se croisent, confirme Bei Xu, spécialiste des pays émergents chez Exane. Le mouvement va certainement se poursuivre et s'amplifier.» Appétit sans limites Et pour cause. Acquisition du Club Med en France, du fabricant de robots allemand Kuka, des studios hollywoodiens Legendary, de l'activité électroménagère de l'Américain General Electric, du club de foot Inter de Milan... L'appétit des milieux d'affaires du géant asiatique semble sans limites géographiques, sectorielles ou financières. Témoin, l'offre du groupe de chimie ChemChina qui propose pas moins de 43 milliards de dollars pour s'emparer de l'agrochimiste suisse Syngenta ! De l'Allemagne à l'Italie en passant par les Etats-Unis : aucun marché occidental ne semble échapper au viseur d'une Chine en quête d'opportunités. «C'est l'une des raisons majeures de la croissance en volume et en valeur des investissements chinois», affirme Jean-François Di Meglio, président de l'institut de recherches Asia Centre. Pendant des années, rappelle cet ancien financier, l'atelier du monde a privilégié des acquisitions vitales. Pour sécuriser son approvisionnement en matières premières, il s'est focalisé sur les pays émergents et en développement. «Aujourd'hui, la Chine a changé de stratégie et favorise des rachats à haute valeur ajoutée dans les pays développés», poursuit M. Di Meglio. Le chercheur cite l'acquisition en 2015 du fabricant de pneus italien Pirelli par ChemChina pour 7,4 milliards d'euros. «L'idée, explique-t-il, c'est d'avoir ainsi accès à des brevets de pneumatiques de haute performance.» L'Europe, nouvelle terre d'élection L'Europe est devenue une terre d'élection. Selon des chiffres diffusés au printemps par le cabinet de conseil Baker & McKenzie, le Vieux Continent a attiré 23 milliards de dollars d'investissements chinois en 2015 contre presque rien avant 2008. Et pour 2016, le compteur s'affole. Au premier semestre, 164 entreprises européennes ont vu des Chinois s'inviter totalement ou partiellement à leur capital, contre 183 pour toute l'année dernière, d'après une récente étude du cabinet EY. «Cela fait maintenant huit ans que Pékin encourage activement les entreprises à aller prospecter à l'étranger», souligne Louis Kuijs, chez Oxford Economics. Traditionnellement, rappelle l'analyste, l'empire du Milieu recycle ses formidables excédents courants en bons du Trésor américains. Mais à l'ère des taux bas, l'idée de se tourner vers d'autres actifs a fait son chemin. «Du point de vue des sociétés elles-mêmes, publiques mais aussi privées, cette stratégie fait sens, détaille M. Kuijs. Elles achètent ce qui leur fait défaut : de nouveaux marchés, de grandes marques connues, un savoir-faire technologique.» En toile de fond, c'est la réorientation du modèle économique chinois qui est à l'œuvre. En se déplaçant de la production de masse vers la spécialisation, les services, le haut de gamme, les entreprises cherchent à séduire un consommateur chinois devenu plus exigeant. Elles «doivent recourir aux ressources et aux marchés étrangers pour se transformer et se moderniser», a confirmé jeudi à Pékin un haut responsable du ministère du Commerce. Ralentissement sur le marché domestique Ce processus est accéléré par le ralentissement de la croissance sur le marché domestique. Il s'agit de se diversifier au moment où les opérations réalisées localement offrent une rentabilité moindre. «Il y a aussi une volonté de répondre au problème des surcapacités que connaît le pays, notamment dans le secteur des infrastructures», ajoute Bei Xu. Une partie des investissements a ainsi migré vers les anciens pays de la Route de la soie dans le cadre de l'initiative «Une ceinture, une route». Ce projet porté par Pékin vise à ouvrir de nouvelles routes terrestres et maritimes aux entreprises chinoises. Il a compté pour 13% des investissements chinois à l'étranger en 2015, selon les chiffres du ministère du Commerce. Pendant ce temps, «les investissements étrangers en Chine augmentent à un rythme plus modéré qu'avant», note Louis Kuijs. L'usine du monde devient moins attractive, à mesure que grimpent les salaires des travailleurs chinois. L'Europe, elle, se plaint d'un «manque de réciprocité» dans l'accès au marché du géant asiatique, compliqué par une avalanche de normes et de réglementations. Doublement des investissements d'ici à 2020 Le flot d'investissements chinois nourrit le ressentiment. «La route de l'Europe vers la Chine est devenue un sentier rocailleux et difficile, se plaignait début septembre le président de la Chambre de commerce de l'Union européenne en Chine, Joerg Wuttke. Pour Pékin, l'Europe est un plantureux banquet à profusion, tandis que nous, (la Chine) nous réserve quelques plats et une soupe, et basta.» Faut-il pour autant se méfier de l'investisseur chinois ? La question se pose alors que la vague de rachats n'en est sans doute qu'à ses débuts. Pékin prévoit un nouveau doublement des investissements à l'étranger d'ici à 2020. «L'opacité de ces manageurs reste souvent le trait commun, décrit Jean-François Di Meglio. Mais ce n'est pas la Chine qui rachète tout : ce sont des entités différentes, y compris privées. Petit à petit, l'Europe va s'habituer et l'hostilité a des chances d'être désamorcée.» M. de V. In lemonde.fr