L'Allemagne a besoin d'une politique active d'investissement. Le diagnostic est connu et il donne lieu de plus en plus à une lente, mais certaine, prise de conscience outre-Rhin. Voici dix jours, le quotidien des affaires Handelsblatt relevait l'absence d'investissement capable d'attirer l'épargne des Allemands. Le 8 octobre, le très merkélien hebdomadaire Der Spiegel titrait «La Ruine Allemagne» («Ruine Deutschland») pour dénoncer le manque d'investissement dans les infrastructures de la République fédérale. Il est vrai que, partout en Allemagne, on se plaint de l'état des autoroutes, des routes secondaires et des ponts, mais aussi des écoles ou de l'absence persistante de crèches. Signe sans doute d'une évolution des esprits qui avait débuté timidement en janvier 2015, lorsque le vice-chancelier et ministre de l'Economie Sigmar Gabriel avait créé une commission présidée par le président de l'Institut berlinois DIW, Marcel Fratzscher, pour dresser un bilan de la situation et faire des propositions. Les premières versions de ce rapport ont filtré dans la presse allemande, mais les divisions internes à la commission Fratzscher ont également éclaté au grand jour. Le besoin d'investissement Que dit le rapport ? Si l'on en croit la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 18 octobre, Marcel Fratzscher s'inquiète clairement de la situation, tant au niveau de l'investissement public que privé. Il prévoit une décrue du taux d'investissement à 9% en 2020 contre 10,1% cette année et souligne que le stock des investissements privés vient seulement, huit ans plus tard, dépasser le niveau du début de la crise. «Au niveau international, l'investissement public et privé reste de façon persistante à un niveau faible en Allemagne», juge le projet de rapport lu par la FAZ. Le rapport pointe du doigt l'immense excédent courant de l'Allemagne qui est le signe d'un sous-investissement et d'un mauvais emploi de l'épargne. Selon le texte, le pays doit se donner comme priorité la réduction de cet excédent, conformément, du reste, à ses engagements européens. De janvier à août 2016, l'excédent courant allemand cumulé était de 175,4 milliards d'euros, soit approximativement 8,8% du PIB. La Commission estime qu'il y a «déséquilibre macroéconomique», au-delà de 6% du PIB. Les propositions La commission propose de prendre des mesures décisives avec la mise au point d'un «agenda d'investissement» pour le renforcement des infrastructures. Cet agenda devra systématiquement établir des priorités d'investissements. Ces priorités devront ensuite être mises en œuvre dans un «plan d'investissement à long terme». Pour faciliter cette réalisation, le rapport propose une meilleure coordination des acteurs et une simplification de la prise de décision par une centralisation des décisions. Comme l'avait souligné l'article du Spiegel, l'absence d'investissement public s'explique non seulement en Allemagne par l'absence de fonds disponibles, mais aussi par la difficulté et la complexité de la prise de décision dans une République fédérale où chaque niveau de décision est fort jaloux de ses compétences et dispose de sa propre administration. Remettre en cause la règle d'or Mais la proposition la plus forte du rapport est sans doute la mise en place d'une «règle d'or budgétaire inversée». On se souvient qu'en 2009, la CDU et la CSU avaient conditionné leur accord à un plan de relance de 85 milliards d'euros à un «frein à l'endettement» constitutionnel qui obligeait l'Etat fédéral à limiter son déficit structurel à 0,35% du PIB à partir de 2016 et les Länder à l'équilibre budgétaire à partir de 2020. Cette règle a même été dépassée dans les faits puisque le ministre fédéral des Finances, Wolfgang Schäuble, est désormais engagé au maintien de l'équilibre budgétaire de l'Etat fédéral, refusant d'utiliser la mince marge de manœuvre que lui accorde la Loi fondamentale. Pour la commission Fratzscher, cette «règle d'or» nuit à l'investissement public. Elle doit donc être complétée par une autre règle, qui obligerait l'Etat fédéral et les Länder à investir en cas de besoin, notamment dans l'éducation. Cette «protection de l'investissement» devrait s'accompagner d'un travail de planification et d'évaluation à tous les niveaux, notamment communaux. Ces propositions semblent raisonnables. Elles ont également leur intérêt au niveau européen. L'immense excédent allemand et le refus d'investissement public outre-Rhin rend en effet la convergence au sein de la zone euro particulièrement difficile, car les excédents des uns sont les déficits des autres. Réduire un déficit dans une union monétaire lorsque la principale économie de cette union protège ses excédents ne peut donc passer que par des méthodes douloureuses qui affaiblissent l'ensemble. La proposition de la commission Fratzscher pourrait donc être, si elle est retenue, une contribution précieuse à la réforme de la zone euro, particulièrement si elle induit une prise de conscience sur les effets négatifs potentiels de la «copie européenne» de la règle d'or, le pacte budgétaire ou Tscg. Accords impossibles On n'en est encore loin, cependant. Selon un article paru ce jeudi 20 octobre dans Die Welt, la commission est déchirée par des querelles internes autour de ce rapport. Marcel Fratzscher souhaitait créer une «large entente» autour de ses propositions. Entente possible a priori, dans la mesure où le patronat déplore désormais la dégradation des infrastructures et où cette idée d'un plan d'investissement est défendue depuis longtemps par les syndicats. Mais cette alliance ne s'est pas réalisée. Les syndicats rejettent en effet l'idée de partenariats privés-publics défendus dans le rapport. Ces partenariats posent en effet des problèmes de rémunérations du secteur privé dans un pays où les autoroutes sont gratuites. Néanmoins, ces PPP permettraient de diriger l'épargne allemande vers le besoin d'investissement. Du côté du patronat, et notamment de la Chambre de commerce et d'industrie (Dihk), on ne veut pas entendre parler de remise en cause de la «règle d'or», ni d'un plan d'investissement centralisé, ni de la critique de l'excédent courant. Ceci prélude vraisemblablement ou d'un échec de la commission, ou de la réduction du rapport à un texte sans saveur et sans propositions réelles. Les critiques du patronat concernent en effet le «cœur» du dispositif mis en place par Marcel Fratzscher. Dès lors, la traduction politique des travaux de cette commission s'annonce nulle, particulièrement en période électorale. Ecueil politique Ces écueils en disent long sur l'incapacité de l'Allemagne à prendre ce problème au sérieux. La position patronale, qui est aussi celle du Spiegel, consiste à croire que l'investissement n'est bloqué que par des obstacles administratifs. C'est aussi la position défendue récemment par Angela Merkel qui, devant les industriels, a évoqué un souci de «goulots d'étranglement» des projets. En réalité, l'Allemagne et l'Europe ne règleront le problème que si elles sortent de cette logique de la «magie des réformes». Le comportement budgétaire et les règles imposées sont des freins certains à l'investissement. Le patronat allemand, comme la CDU, sont donc pris dans un piège : ils doivent abandonner leurs structures de pensée ordolibérales qui vénèrent les règles et les excédents. Or, ils ne le peuvent d'autant moins que, politiquement, la CDU et la CSU sont désormais concurrencées dangereusement par deux partis qui défendent une vision «pure» de l'économie sociale de marché : la FDP libérale et l'AfD eurosceptique et xénophobe. L'Europe attendra donc. R. G. In latribune.fr