«Quand le soleil se noie dans une mer de brume ; Quand une vague de nuit déferle sur le monde ; Quand la vue s'est éteinte dans les yeux et les cœurs ; Quand ton chemin se perd comme dans un labyrinthe ; Toi qui erres et qui cherches et qui comprends, tu n'as plus d'autre guide que les yeux des mots». 3 Décembre 2013. Difficile en ce jour de ne pas se souvenir de l'auteur de ces vers qui voit justement à travers les «yeux des mots». Lui, c'est Ahmed Fouad Nejm, la voix révolutionnaire, le poète des pauvres. Mort en ce jour au Caire, tourbière généreuse et terreau fertile de son génie poétique. Lui, le poète engagé qui a passé dix-huit années de sa vie de barde engagé dans les geôles des présidents Nasser et Sadate. Les prisons, c'est finalement tout un poème. Et ils sont nombreux les amants des muses à avoir payé d'un emprisonnement leur crime de lèse-dictateur ou pour toute autre raison. On pourrait évoquer Verlaine, mais c'est parce qu'il avait tiré sur Rimbaud. On pourrait parler de Genet, mais c'est parce qu'il avait volé beaucoup trop de livres. On pourrait penser aussi à Apollinaire, mais c'est parce qu'on le pensait complice du vol de la Joconde. On pourrait également citer Abou Firas El-Hamdani, mais c'est parce qu'il avait été incarcéré par les Byzantins. Ou encore Nazim Hikmet et Nadhem El Ghazali maintes fois mis au trou pour leurs convictions communistes. Les poètes et la prison, c'est finalement une vieille histoire. Une sorte de mythe romantique. Mais aujourd'hui la vérité est plus crue et plus cruelle : on embastille les poètes beaucoup plus pour leurs opinions politiques, partout dans le monde. Mais pour la pour la première fois dans l'histoire de l'Egypte et du monde arabe, peut-être même ailleurs, un poète avait comparu devant une juridiction militaire sous l'inculpation d'«exercice de la poésie». Et c'est Ahmed Fouad Nejm lui-même qui a raconté qu'il était courant d'être jeté en prison pour une période indéterminée, sans jamais être traduit en justice. «A l'époque, ils avaient un peu de pudeur car il leur était difficile de reconnaître qu'ils condamnaient un poète pour de la poésie ; mais maintenant, comme l'a écrit un journal, ‘''on a saisi de la poésie chez le poète'', comme si c'était de l'opium ou du haschisch». Comme d'autres poètes, Nejm a été tant et tant de fois emprisonné parce qu'il avait toujours raison et parce que sa poésie était hautement subversive. Lui, le jeteur des mots qui font mal comme des pierres avait trouvé dans le verbe séditieux une règle de déconstruction. Un moyen de démystification des régimes et des élites arabes. A quatre-vingts ans, les mots étaient toujours de feu. Ils étaient encore beaux et justes comme une révolution inachevée. En 2009, son retour en Algérie, sa terre d'amour, celle des amitiés complices, fut l'occasion de le prouver encore une fois. Rouleur de mots comme une Algérienne aurait roulé des grains de couscous, son langage avait conservé la succulence des fins mets. Sa gastronomie poétique sentait toujours bon et sa sémantique rebelle sonnait encore juste. Dent dure et acérée, le lion du Nil n'avait rien perdu alors de son appétence pour les mots. Les mots, encore et encore, surtout les «yeux des mots» pour fustiger la corruption des régimes autoritaires arabes. Les sempiternels mots pour souligner les maux arabes et stigmatiser la compromission des élites. Et, de quelques autres mots, flétrir ces judas perpétuels que sont les clercs de pouvoir. Cette avant-garde intellectuelle arabe qui «est toujours dans un dialogue permanent avec des régimes qui occultent la voix des masses». Péché véniel de proximité. Alors, pour expier la faute d'accommodement avec les pouvoirs en place, elle doit effectuer le saut de la rédemption. S'immoler pour se purifier. Un seul geste donc, «se jeter dans une fosse profonde, s'asperger de pétrole et s'y mettre le feu». Pessimiste le poète ? Non, extralucide ! A ses yeux, qui voient encore aussi loin que portent ses mots, «il n'y a pas d'opposition politique et les islamistes sont devenus de sacrés opportunistes». De tous les islamistes, seul le Turc Tayyip Recep Erdogan avait quelque grâce aux yeux du trouvère qui y voyait «le meilleur des fondamentalistes». Mais ça, c'était presque dans une autre vie, c'était avant que l'islamiste des bords du Bosphore ne vire au dictateur schizophrénique et paranoïaque. Quant à Hosni Moubarak, alors président passager d'une Egypte éternelle, il était «le président de la plus mauvaise période dans la vie du peuple égyptien qui s'entretue pour une miche de pain alors que son gaz naturel est vendu à vil prix à Israël.» Quelques mots et voilà le vieux maréchal d'aviation habillé pour l'hiver ! S'il a ainsi éreinté le successeur de Sadate, il a tressé en revanche de jolis lauriers à l'homme de la Révolution de juillet 1952. D'avoir goûté au mitard nassérien, ne l'avait pas empêché pour autant d'estimer que le «jour le plus noir de sa vie fut celui de son décès». Sans rancune aucune, il a raconté que sa propre mère, venue lui le voir en prison, le jour même de la mort du raïs des raïs, lui avait dit : «Le pilier de la tente s'est effondré.» Et le nationalisme arabe avec lui. Restait donc l'Algérie. Pour notre pays, Ahmed Fouad Nejm avait eu par le passé les yeux de Chimène. Et en 2009 la reconnaissance du cœur exprimée. Le poète, et on le comprend bien, y avait comme grâce divine une égérie, fée des écrans et du proscénium. Il avait aussi des amis tels l'immense Kateb Yacine et le patriarche Tahar Benaïcha. Pour le rhapsode, l'Algérie était forcément une femme qu'on aime et une muse bienveillante. Et il en parlait avec les yeux et les mots de l'amour : «L'Algérie est un bout de chair de mon cœur. La revoir, vingt-cinq ans après, c'est comme si je renaissais ou que je la revoyais après un séjour en prison. J'y reviens en sachant y retrouver le sein chaleureux que j'ai tant aimé». Avec les mots de la gratitude, Nejm, dont l'ondine était une étoile au firmament de la poésie, avait proposé alors de faire d'Alger le lieu d'accueil symbolique de la manifestation «Al Qods, capitale de la culture arabe en 2009». Avec Nejm, on avait saisi par ailleurs que le pessimisme procède de l'intelligence des cœurs. Il lui permettait en tout cas de considérer que «les pétrodollars sont la cause première de l'étiolement de la culture et de l'art arabe». Mais bien avant sa mort, sa poésie était restée sans voix depuis la disparition de son double musical, cheikh Imam Aïssa. Le duo est certes mort, de même que l'aède et le troubadour, mais les mots de Nejm ont toujours des «yeux». N. K.