Alors que, depuis 1957, tous les pouvoirs politiques ont fait en sorte que l'affaire Audin ne parvienne jamais devant la justice, la plainte en diffamation du général Maurice Schmitt - ancien chef d'état-major des armées de 1987 à 1991-, contre Henri Pouillot - ancien appelé en Algérie, affecté en 1961 à l'intendance d'un centre de torture à Alger, aujourd'hui président du réseau «Sortir du colonialisme»-, a conduit à ce que, le 22 septembre 2015, le tribunal correctionnel de Marseille se penche longuement sur un assassinat qui, pendant 57 ans, a fait l'objet d'un mensonge d'Etat. On peut s'étonner qu'à l'exception de deux quotidiens, L'Humanité et La Marseillaise et du site de la Ligue des droits de l'homme de Toulon, ce fait n'a pas été signalé par les médias. On sait que, durant la guerre d'Algérie, Maurice Audin, brillant professeur et chercheur en mathématiques âgé de 25 ans, militant du Parti communiste algérien, a été arrêté le 10 juin 1957 à son domicile à Alger par les parachutistes du général Massu, commandant la 10e DP. Depuis le mois de janvier, ils avaient la charge des pouvoirs de police à Alger et pratiquaient massivement arrestations et interrogatoires sous la torture en tenant à l'écart la justice. Henri Alleg, ancien directeur d'Alger républicain, arrêté peu après, l'a retrouvé au centre de détention d'El Biar et a témoigné de ce que, comme lui, il y avait été torturé. Le 22 juin, la jeune femme de Maurice Audin, Josette, enseignante en mathématiques elle aussi, issue d'une famille européenne d'Algérie, restée seule avec trois enfants dont le dernier avait juste un mois, a commencé à comprendre quand elle a reçu la visite de deux parachutistes qui lui ont dit «Vous croyez le revoir un jour, votre mari… Espérez, vous pouvez toujours espérer…», et parlaient de lui au passé. Le 1er juillet, elle a été reçue par le lieutenant-colonel Roger Trinquier, collaborateur direct du général Massu, qui lui a dit que Maurice Audin s'était évadé le 21 juin, au cours d'un transfert où il n'était pas menotté. Sachant qu'une telle version est la couverture habituelle d'exécutions sommaires, elle a accusé les parachutistes de l'avoir tué et déposé aussitôt plainte pour homicide volontaire. Pendant 57 ans, cette fable de l'évasion suivie d'une disparition n'a jamais été démentie, ni par la «Grande Muette» ni par les autorités civiles de la République. C'est incontestablement le plus long mensonge d'Etat de l'histoire contemporaine de la France. Or l'audience qui a occupé tout l'après-midi du mardi 22 septembre à la chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Marseille a été l'occasion de demander que la vérité soit enfin dite sur cet assassinat, ne serait-ce que pour que Josette Audin et ses enfants, Pierre et Michèle, puissent faire enfin leur deuil. L'objet de ce procès ? Un passage d'une lettre d'Henri Pouillot - signataire de l'Appel des 171- au général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées, publiée par le journal Le Combattant, dans lequel le général Maurice Schmitt a vu une diffamation à son égard. Le rôle du lieutenant Schmitt en 1957 précisé au tribunal L'un des aspects de cette audience est d'avoir apporté un élément important sur l'activité du lieutenant Maurice Schmitt durant la bataille d'Alger. En effet, a été signalé au tribunal le témoignage écrit d'une personne détenue par les parachutistes du 3e RPC durant la bataille d'Alger et décrivant de manière précise son rôle personnel dans les tortures infligées aux personnes raflées. Ce n'est pas la première fois qu'un témoignage est présenté sur ce point. Comme le général Schmitt l'écrit dans son livre Alger - été 1957. Une victoire sur le terrorisme (L'Harmattan, 2002), les parachutistes du 3e RPC parmi lesquels il servait comme lieutenant entre le 20 juillet et le 4 septembre 1957, ont détenu et «interrogé durement» plus de 80 personnes soupçonnées d'aider le FLN à l'«école Montpensier» - l'école Sarouy, rue Montpensier- à Alger. Et plusieurs détenus de cette époque ont témoigné des tortures qu'il a dirigées ou pratiquées. Le 27 juin 2001, sur France 3, dans le magazine «Pièces à conviction», Malika Koriche, ainsi que les 29 juin et 10 juillet 2001 dans le quotidien Le Monde, Ali Moulaï et Rachid Ferrahi l'ont désigné comme ayant ordonné ou effectué les tortures qu'ils y ont subies. Le 19 mars 2005, dans Le Monde, Rachid Ferrahi a même complété son témoignage en décrivant les tortures endurées par son père, Farid, auxquelles il avait assisté. Le général Schmitt a répondu dans son livre qu'Ali Moulaï, «terrorisé», a parlé sans être torturé, et il a traité d'«affabulations» les témoignages de Malika Koriche et de Rachid Ferrahi. S'est ajouté aussi le témoignage d'un ancien parachutiste du 3e RPC, Raymond Cloarec, lors du procès en appel consécutif aux poursuites en diffamation intentées contre Schmitt par Louisette Ighilariz, à cette époque jeune agent de liaison du FLN, elle aussi détenue et torturée, qu'il avait accusée - ainsi qu'Henri Pouillot- de mensonge lors du débat suivant la diffusion sur France 3, le 6 mars 2002, du documentaire de Patrick Rotman, L'Ennemi intime. Le témoignage de Raymond Cloarec, confié auparavant à la journaliste du Monde Florence Beaugé, a confirmé sur plusieurs points celui de Louisette Ighilahriz. En outre, cet ancien parachutiste a fait état des multiples tentatives du général Schmitt pour le faire revenir avant l'audience sur ses déclarations - comme le relate Florence Beaugé dans son livre Algérie, une guerre sans gloire. Histoire d'une enquête (Calmann Lévy, 2005) Mais ce procès de Marseille le 22 septembre 2015 a été l'occasion d'ajouter à ces témoignages un document accablant. Il a été fait état pour la première fois devant la justice de la mention du lieutenant Schmitt dans le récit écrit à l'époque par une jeune algéroise de famille juive, Huguette Akkache, relatant sa détention dans cette école pour avoir soigné un militant du FLN. Ses 42 pages dactylographiées envoyées en février 1959 au quotidien La Croix ont, en effet, été publiées intégralement en 2012, par le journaliste Jacques Duquesne, dans son livre Carnets secrets de la guerre d'Algérie chez l'éditeur Bayard. Ce récit avait déjà fait l'objet de publications partielles : des extraits en décembre 1959 par l'hebdomadaire Témoignage Chrétien et le quotidien Le Monde ; puis, en 2004, une édition (signalée par Le Monde du 28 octobre 2004 et du 18 mars, signée du pseudonyme de «H. G. Esméralda», sous le titre d'Un été en enfer. Barbarie à la française. Alger 1957, par les éditions Exils à Paris, où les noms des tortionnaires n'apparaissent qu'en abréviations. Mais Jacques Duquesne a publié pour la première fois le nom de l'auteur de ce récit et les noms entiers des tortionnaires, dont celui du lieutenant Schmitt (orthographié Schmidt), cité à treize reprises. Avant sa longue carrière de journaliste qui l'a conduit jusqu'à présider l'association qui supervise le groupe Ouest-France, Jacques Duquesne avait fait ses débuts comme reporter pour La Croix en Algérie à la fin de 1957. En 2012, dans le préambule de ses Carnets, il écrit : «A 82 ans, mes années d'Algérie me reviennent […]. Cette guerre que j'avais couverte pour La Croix s'est imposée dans ma mémoire au moment où j'ai rouvert les cartons que j'avais soigneusement ficelés et rangés au fond d'un grenier en Corrèze il y a 50 ans». Et il présente ainsi ce témoignage : «Sur 42 pages dactylographiées, une jeune femme algéroise, mère d'une petite fille, raconte, en termes simples et précis, les 43 jours de détention et de torture qu'elle a subies, à l'école Sarouy, rue Montpensier, près de la Casbah, un établissement transformé par les paras en “centre d'interrogatoire” durant la bataille d'Alger […]. Je ne me souviens pas d'avoir jamais publié l'histoire de Huguette Akkache. Je suis heureux de pouvoir le faire aujourd'hui.» Le lieutenant Schmitt y est décrit comme dirigeant les interrogatoires, ordonnant aux bourreaux de poursuivre ou de stopper les tortures, et actionnant parfois lui-même la magnéto tout en lançant de violentes diatribes anti-communistes. Est-ce la gêne qu'éprouve Maurice Schmitt quand il se rappelle son propre rôle à Alger en 1957 qui l'a fait réagir ainsi, en jugeant diffamatoire cette lettre d'Henri Pouillot suggérant simplement, en septembre 2014, au chef d'état-major des armées qu'on l'interroge sur ce qu'il pourrait savoir des conditions de la mort de Maurice Audin ? Une telle suggestion - qui ne portait pas sur son rôle personnel- paraît pourtant fondée. Schmitt est certes arrivé à Alger un mois après la mort de Maurice Audin mais il a rencontré fréquemment ensuite - il en fait état dans son livre- des officiers de l'état-major de la 10e DP, dont le lieutenant-colonel Roger Trinquier, collaborateur direct de Massu, et le capitaine Alain Léger. C'est son régiment, le 3e RCP qui - comme le rapporte le colonel Yves Godard, commandant alors la zone Alger-Sahel, dans son livre, Les paras dans la ville (Fayard, 1972)- a démantelé entre le 28 janvier et le 19 février 1957 le réseau FLN à l'origine d'une première série d'attentats. Il peut donc avoir eu des informations sur les circonstances de la mort de Maurice Audin, même s'il n'était pas à Alger le 21 juin 1957. Dans son livre Alger - été 1957. Une victoire sur le terrorisme, il montre qu'il a une connaissance très précise des évènements intervenus à Alger pendant toute l'année 1957 : il relate ce qui s'est passé avant son arrivée le 20 juillet et consacre tout un chapitre à la suite de la bataille d'Alger, après le 4 septembre, quand lui-même et ses parachutistes du 3e RCP ont été remplacés par ceux du 1er REP. Il nomme même une fois Maurice Audin, dans la phrase suivante : «Il est clair que Boumendjel, Maurice Audin et Larbi Ben M'Hidi auraient dû être traduits devant un tribunal…». Or - on le sait aujourd'hui avec certitude- Ali Boumendjel et Larbi Ben M'Hidi ont été tués, sur ordre, durant leur détention. Cette phrase de Maurice Schmitt semble donc indiquer que Maurice Audin a, lui aussi, été l'objet d'une décision de mise à mort. Dans ces conditions, il est logique de lui demander s'il peut le confirmer et s'il peut apporter des précisions sur ce point. Maurice Audin a-t-il été assassiné sur ordre ? D'autant que les choses ont bougé ces dernières années sur la question de la mort de Maurice Audin. En mars 2012, une journaliste du Nouvel Observateur, Nathalie Funès, a révélé que le colonel Yves Godard a écrit dans des carnets déposés à l'Université de Stanford (Californie) qu'Audin a été tué, sur ordre, par le sous-lieutenant du 6e RPC Gérard Garcet - qui était au début de 1957 l'officier d'ordonnance du général Massu. Puis, le général Paul Aussaresses - commandant, à l'époque, au sein du 1er RCP et chargé par le général Massu de l'«action», c'est-à-dire notamment des exécutions extrajudiciaires- a confié, peu avant sa mort le 3 décembre 2013, au journaliste Jean-Charles Deniau - qui l'a rapporté dans son livre la Vérité sur la mort de Maurice Audin, paru en janvier 2014 aux éditions Equateurs- que l'ordre de tuer Audin est venu du général Massu et que le sous-lieutenant Gérard Garcet est bien celui qui l'a mis en œuvre. Il est clair pour les historiens que, si - comme l'a affirmé Aussaresses- il y a eu alors un ordre du général Massu, il a forcément été partagé par le ministre résidant, Robert Lacoste. La déclaration d'Aussaresses a conduit le président de la République à mettre fin à la version qui a été la thèse officielle pendant 57 ans, celle de l'évasion. Il a reçu le 17 juin 2014 à l'Elysée Josette et Pierre Audin, l'un des fils du disparu, et rendu public le 18 juin un message à l'occasion de la remise du Prix Maurice Audin de mathématiques. Dans ce message, pour la première fois, un président de la République a reconnu que «les documents et les témoignages dont nous disposons aujourd'hui sont suffisamment nombreux et concordants pour infirmer la thèse de l'évasion qui avait été avancée à l'époque. M. Audin ne s'est pas évadé, il est mort durant sa détention». Cela revient à reconnaître que, pendant 57 ans, les autorités de l'armée et de la République ont fait d'un mensonge leur vérité officielle. Mais de quoi Maurice Audin est-il mort alors qu'il était détenu par les parachutistes ? Le Président de la République a écrit dans son message qu'il avait ordonné «que soient engagées des recherches sans précédent dans les archives du ministère de la Défense, afin de découvrir si des documents officiels permettaient d'éclairer de façon définitive les conditions de la disparition de M. Audin en juin 1957. Ces recherches n'ont pas permis de lever les incertitudes qui continuent d'entourer les circonstances précises de la mort de M. Audin, que la justice n'a plus les moyens d'éclairer. C'est aux historiens qu'il appartient désormais de les préciser». Dans ces conditions, il parait légitime de suggérer au chef d'état-major des armées de demander aux officiers encore vivants ayant participé à la bataille d'Alger ce qu'ils savent sur cette mort. Le général Schmitt n'est pas un témoin direct de l'assassinat de Maurice Audin, mais il fait partie de ceux qui peuvent permettre d'établir la vérité. Si l'armée française, aujourd'hui, veut faire la lumière, elle le peut. Sur la question sur laquelle le tribunal correctionnel de Marseille était saisi, la poursuite en diffamation introduite par Maurice Schmitt, il fera connaître son délibéré le 3 novembre 2015. Fera-t-il référence à l'affaire Audin ? Dans la ville où Pierre Vidal-Naquet, le fondateur du Comité Maurice Audin, était collégien quand ses parents ont été arrêtés avant de disparaître en déportation, on ne peut qu'attendre de la justice qu'elle fasse un pas dans le sens de l'exigence de vérité. G. M. (article écrit en 2015) *Historien