Après le textile, la sidérurgie, l'automobile… la presse. Les ouvriers des pays du Nord ont payé au prix fort la délocalisation de la production vers le Sud. Avec la migration de leurs lecteurs vers Internet, c'est au tour des journalistes de voir disparaître leurs emplois. On pourrait conclure qu'un modèle économique chasse l'autre, soupirer que la roue tourne, que c'est la vie. Mais, aussitôt, il est question de démocratie. L'automobile, nous dit-on, loin de constituer un bien public irremplaçable, n'est qu'une marchandise. On peut la fabriquer ailleurs, autrement, lui substituer un mode de transport différent. Rien de très grave au fond. Tandis que la presse... Cette dernière dispose d'un atout de poids dans le débat public. Quand elle juge son existence menacée, elle sonne le tocsin plus facilement qu'un ouvrier dont l'usine s'apprêterait à fermer. Et pour rallier chacun à son étendard, elle n'a qu'à prononcer la formule rituelle : «Un journal qui disparaît, c'est un peu de démocratie qui meurt.» L'énoncé est pourtant absurde, burlesque même. Se rendre à un kiosque suffit pour constater que des dizaines de titres pourraient cesser d'exister sans que la démocratie en pâtisse. Les forces de l'ordre idéologique perdraient même dans l'affaire quelques-uns de leurs commissariats. Cela ne rend pas illégitimes les inquiétudes des journalistes concernés. Mais des milliards de gens sur terre n'ont nul besoin pour défendre leur emploi de lui inventer d'autre vertu que celle de leur procurer un salaire. Depuis quelques années, l'industrie de presse décline. Le journalisme, lui, souffre depuis beaucoup plus longtemps. Les contenus rédactionnels étaient-ils en effet mirobolants il y a vingt ans quand la plupart des périodiques constituaient des sacs à publicité et des machines à cash ? Et quand, aux Etats-Unis, les mastodontes New York Times Co., Washington Post Co., Gannett, Knight Ridder, Dow Jones, Times Mirror amassaient des profits vingt fois supérieurs à ceux de l'ère du Watergate, apogée du «contre-pouvoir» ? Doté de tels moyens, adossé à des marges annuelles atteignant 30%, voire 35%, leur journalisme se déployait-il alors avec audace, créativité, indépendance ? Et, en France, l'information critique trônait-elle vraiment au premier plan quand, milliards en main, les groupes Lagardère et Bouygues se disputaient le contrôle de TF1 ? Ou quand, rivalisant de vulgarité, les chaînes privées se multipliaient comme les pains du Nouveau Testament, offrant des salaires de maharajas à une poignée de journalistes qui avaient déjà démontré l'efficacité de leur dressage ? En ce moment, nombre de directeurs de presse font front commun devant l'orage et implorent le secours financier de celle qu'en d'autres circonstances ils nomment avec dédain la «mamma étatique». Le Monde diplomatique, qui leur souhaite bonne chance, n'oublie pas la part qu'ils ont prise dans leur infortune présente. Mais, pour continuer à défendre une conception du journalisme différente de la sienne, c'est d'abord à ses lecteurs qu'il fait appel. Si les tourments des médias indiffèrent une large fraction de l'opinion, c'est pour en partie qu'elle a compris une chose : la mise en avant de la «liberté d'expression» sert souvent de paravent aux intérêts des propriétaires de moyens de communication. «Cela fait plusieurs décennies, estime le cofondateur du site dissident CounterPunch.com Alexander Cockburn, que les journaux dominants ont plutôt fait obstruction ou saboté les efforts destinés à améliorer notre situation sociale et politique.» Les enquêtes et reportages diligentés par la presse, de plus en plus rares, permettent surtout de préserver la fiction d'un journalisme d'investigation pendant que prolifèrent dans d'autres pages faits divers, portraits, rubriques de consommation, de météorologie, de sport, copinages littéraires. Sans oublier le simple copier-coller de dépêches d'agences par des salariés en voie de déqualification rapide. Internet n'a pas décimé le journalisme, il agonisait déjà En 1934, le dirigeant radical français Edouard Daladier fustigeait les «deux cents familles» qui «placent au pouvoir leurs délégués» et qui «interviennent sur l'opinion publique, car elles contrôlent la presse». Trois quarts de siècle plus tard, moins d'une vingtaine de dynasties exercent une influence comparable, mais à l'échelle de la planète. Le pouvoir de ces nouvelles féodalités héréditaires -Murdoch, Bolloré, Bertelsmann, Lagardère, Slim, Bouygues, Berlusconi, Cisneros, Arnault…- excède souvent celui des gouvernements. Si le Monde diplomatique avait dépendu de l'une d'entre elles, eût-il mis en cause le contrôle de l'édition par Lagardère ? le destin qu'Arnault inflige à ses ouvrières ? les plantations de Bolloré en Afrique ? Tout le mal actuel, entend-on souvent, viendrait de ce pelé, de ce galeux d'Internet. Mais la Toile n'a pas décimé le journalisme ; il chancelait depuis longtemps sous le poids des restructurations, du marketing rédactionnel, du mépris des catégories populaires, de l'emprise des milliardaires et des publicitaires. Ce n'est pas Internet qui servit de caisse de résonance aux bobards des armées «alliées» pendant la guerre du Golfe (1991) ou à ceux de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) pendant le conflit du Kosovo (1999). Impossible également d'imputer à Internet l'incapacité des grands médias à annoncer l'effondrement des caisses d'épargne aux Etats-Unis (1989), puis à imaginer la déroute des pays émergents huit ans plus tard, enfin, à prévenir cette bulle immobilière dont le monde continue de payer le prix. Les terribles accusations de pédophilie de l'affaire d'Outreau ou d'antisémitisme du RER D ne provenaient pas non plus de la Toile. Alors, s'il faut vraiment «sauver la presse», l'argent public gagnerait à être réservé à ceux qui accomplissent une mission d'information fiable et indépendante, pas aux colporteurs de ragots. Le service de l'actionnaire et le commerce de «cerveaux disponibles» trouveront leurs ressources ailleurs. Dans les reproches adressés à Internet, on décèle souvent autre chose qu'une inquiétude légitime devant les modes d'acquisition du savoir et de transmission de l'information : l'effroi que le magistère de quelques barons du commentaire touche à son terme. Disposant d'un privilège féodal, ceux-ci s'étaient taillé des domaines, ménagé des sinécures ; ils pouvaient «faire» ou «défaire» ministères et réputations. Un concert d'éloges unanimes accueillait avec la même fièvre chacun de leurs ouvrages bâclés et de leurs tribunes ronflantes. Quelques journaux irrévérencieux faisaient çà et là figure de citadelles assiégées. Mais un jour, des sans-culottes ont débarqué avec leurs claviers... La désaffection qui a atteint notre journal n'est pas étrangère au découragement de ceux qui observent que, faute d'écho suffisant et de relais politiques, la mise à nu des dispositifs principaux de l'ordre social et international a eu peu d'effet sur la pérennité du système. La lassitude du «à quoi ça sert ?» a donc peu à peu remplacé l'ancien «que proposez-vous ?» qui, dans notre cas, ne se justifiait plus guère, tant au fil des ans les pistes et les propositions se sont succédé dans ces pages (abolition de la dette du tiers-monde, réforme des institutions internationales, taxe Tobin, nationalisation des banques, protectionnisme européen, «guillotine fiscale» sur certains revenus du capital, développement de l'économie solidaire et de la sphère non marchande, etc.). Un mensuel bien peu recommandable... A l'évidence, le déclin de l'altermondialisme nous a atteints plus durement que d'autres. L'hégémonie intellectuelle du libéralisme fut remise en cause, mais très vite l'argile s'est durcie. Car, si la critique ne suffit pas, la proposition non plus : l'ordre social n'est pas un texte qu'il suffirait de «déconstruire» pour qu'il se recompose tout seul ; nombre d'idées ébrèchent le monde réel sans que les murs s'écroulent. Pourtant, on attend parfois de nous que les événements se plient à nos espérances communes. Et dans le cas contraire, on nous juge un peu déprimants... Comparées à celles d'autres titres, nos pertes peuvent paraître modestes (330 000 euros en 2007, 215 000 euros l'année dernière). Mais aucun banquier désœuvré et brûlant de jouer au mécène ne se proposera de les combler. Un journal comme le nôtre, dont l'ensemble des personnels est actionnaire, dont les lecteurs, qui détiennent eux aussi une part du capital, offrent des abonnements de solidarité aux bibliothèques et aux prisons dépourvues de ressources, dont, enfin, le directeur est élu, lui paraîtrait vraisemblablement assez peu recommandable. La question qui nous est collectivement posée est simple : qui d'autre que nous va continuer à financer un journalisme d'intérêt général ouvert sur le monde, consacrer deux pages aux mineurs de Zambie, à la marine chinoise, à la société lettone ? Ce mensuel n'est pas exempt de défauts, mais il encourage les auteurs qui voyagent, enquêtent, sortent de chez eux, écoutent, observent. Les journalistes qui le conçoivent ne sont jamais conviés aux dîners du Siècle, ils ne font pas de «ménages» pour les lobbies pharmaceutiques ou les sociétés d'emballage, ils n'ont pas leur rond de serviette dans les grands médias. Ceux-ci, d'ailleurs, qui relaient chaque «nouvelle formule» d'un autre journal et qui transforment leurs «revues de presse» en auberge réservée à cinq ou six titres, toujours les mêmes, occultent avec application le Monde diplomatique en dépit de son impact mondial sans équivalent. Au fond, c'est la rançon de notre singularité. Mais nous comptons tant de complices ailleurs : l'association des Amis du Monde diplomatique, dont l'existence conforte l'indépendance de la rédaction et qui, chaque mois, organise des dizaines de débats autour des thèmes que nous développons ; les kiosquiers qui veillent à ce que notre journal reste bien exposé, et parfois le recommandent ; les enseignants qui le font connaître à leurs élèves ; la presse alternative qui tire profit de nos informations et dont certains animateurs musardent dans nos colonnes ; beaucoup de curieux, des journalistes francs-tireurs, quelques mauvais caractères… Et vous tous, sans qui rien n'est possible. S. H.