Entretien réalisé par Azeddine Lateb LA TRIBUNE : Parler de l'immigration dans le contexte actuel renvoie à un nouveau phénomène, El harga. Quel est votre regard de sociologue ? Abdel-Halim Berretima : Le phénomène des harraga est un phénomène nouveau pour l'Algérie même si ce phénomène existait déjà auparavant mais il n'avait jamais pris l'ampleur politique, économique et sociale que nous vivons aujourd'hui. On se pose la question : pourquoi des jeunes Algériens sont tentés par ce qu'on appelle «el harga» ? On dit lorsque quelqu'un veut partir «Hab Yahragha». El harga vient du mot «brûler». Brûler des frontières, des lois, des territoires. Ce n'est qu'une façon de procéder à la clandestinité institutionnelle et sortir de tout ce qui est réglementé par la loi. C'est malheureusement le cas des jeunes issus des pays du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne. A l'époque, ce phénomène ne concernait que les clandestins qui venaient des pays d'Afrique noire ou du Maroc mais aujourd'hui nous assistons à des flux qui viennent de l'ensemble de la côte méditerranéenne, en particulier la côte algérienne. Il faut rappeler que les gardes-frontières algériens sont aujourd'hui confrontés à des jeunes qui s'aventurent sans aucune conscience du danger qui les guette en mer. Plusieurs ont péri. Le cas le plus flagrant, ce sont ces jeunes venant du même quartier de la ville de Tiaret qui ont péri collectivement dans une embarcation qu'ils ont payée eux-mêmes pour échapper à la précarité et au désespoir que vit la jeunesse algérienne dans les villes de l'intérieur, en particulier celles des Hauts Plateaux et du Sud algérien où la marginalisation politique et le mal-vivre appellent la drogue, l'extrémisme et la délinquance multidimensionnelle. Partir sans pouvoir atteindre son objectif, pour moi, n'est qu'une façon de se suicider. Et là, la réalité est plus que dangereuse car on peut faire de ces jeunes candidats à l'émigration suicidaire des produits facilement manipulables et aptes à tout endoctrinement idéologique qui pourrait constituer un danger même pour la cohésion nationale. Il faut bien réfléchir et trouver les solutions sociologiques, économiques et psychologiques à ce phénomène au lieu de procéder à des solutions de condamnation exprimant une réelle incompétence de la part des politiques qui ne voient que la partie superficielle de l'aventure migratoire des harraga. Si ce phénomène prend de l'ampleur, malheureusement les décisions politiques des pays d'origine ne suivent pas. Au lieu de se pencher sur les problématiques sociologiques de cette réalité du suicide collectif chez une jeunesse désœuvrée et désespérée, les politiques en Algérie ont procédé par la solution facile qui est la condamnation de ces jeunes. Je pense qu'il y a plusieurs femmes et hommes politiques qui ne connaissent pas la réalité du quotidien de la jeunesse algérienne, une jeunesse branchée incessamment sur l'Internet et les chaînes satellitaires et qui se rend compte de ce qui se passe dans le monde. Elle communique et échange des idées et des visions qui font rêver d'autres jeunes dans les pays qui ont compris que la jeunesse est la génération qui bâtira un pays moderne et non les discours démagogiques de la manipulation et des promesses mensongères. Je reste convaincu que ce ne sont pas les mesures juridiques ou la pénalisation qui vont empêcher des jeunes sans espoir de quitter leur pays d'origine dont les conditions précaires incitent à l'émigration suicidaire. Le problème est malheureusement plus profond surtout que l'Algérie a les moyens de bien retenir ses enfants désespérés. Je dirais même que le problème est crucial car, parmi ces harraga, il existe aujourd'hui des cadres, des étudiants, des femmes et des médecins tentés par l'exil. La perte de cette intelligentsia coûterait très cher à un pays qui a sacrifié des sommes colossales et voit ensuite ses cadres le fuir pour aller travailler ailleurs tout en acceptant des emplois précaires et sous-payés généralement dans la clandestinité. Pourriez-vous nous donner un aperçu de la situation des clandestins en France ? Nous avons plusieurs catégories de clandestins. Ce qui est aussi étonnant c'est qu'on a des cadres qui sont en situation irrégulière. Quand je dis cadres, c'est-à-dire, les diplômés qui sont venus d'Algérie, d'autres pays du Maghreb ou d'Afrique noire. Ils sont en attente d'avoir une carte de séjour ou n'ont pas vraiment les justificatifs prouvant qu'ils peuvent rester en France. Il y a même ceux qui ont une convocation par la préfecture de quitter le territoire. Ce sont plusieurs catégories et surtout les jeunes qui sont venus soit par la voie maritime illégale, soit par d'autres pays européens limitrophes à la France. Les clandestins, maintenant, se retrouvent dans cette situation de précarité et font aussi le potentiel du patronat français qui les embauche et qui les exploite pour ne pas payer ses charges. Arrivés en Europe et en particulier en France, les immigrés clandestins deviennent la proie du patronat et des vendeurs de sommeil qui font d'eux un potentiel d'exploitation et de domination facilitant l'accumulation du capital financier. Ils sont logés dans des taudis sans aucun confort humain, embauchés pour exercer des activités précaires et exposés quotidiennement aux risques de l'accident grave et de la maladie mortelle ou incurable. Chaque immigré sans-papiers, homme ou femme, est traité de ma même manière par les prédateurs, car, dans l'exploitation, il n'existe pas de faveur pour les femmes, les enfants ou les personnes âgées. Mais, dans le cas des immigrés institutionnellement invisibles, ce qui est prôné en premier lieu, c'est le profit qu'on peut tirer de cette population soumise au pouvoir de l'esclavage moderne. Je rappelle que ce profit est surtout pratiqué par les compatriotes originaires du pays des immigrés clandestins, qui, au nom de la parenté ou de l'origine nationale et parfois de la religion, exploitent leurs compatriotes. Dans plusieurs cas, les immigrés clandestins font appel à des compatriotes, des cousins ou des amis qui doivent se porter garants pour qu'ils puissent bénéficier d'un logement. C'est une situation paradoxale pour les immigrés qui vivent dans la clandestinité et qu'on a catalogués en les appelant «les sans-papiers», «les clandestins» et, aujourd'hui de ce côté-ci de la Méditerranée, «les harraga». Par exemple, lorsqu'il s'agit de clandestins qui veulent se soigner, il existe la Couverture médicale universelle (CMU) qui est attribuée aux immigrés en situation irrégulière, présents sur le sol français depuis plusieurs années et exerçant parfois des activités salariées non déclarées. Il y a aussi l'Aide médicale d'Etat (AME), qui, selon l'article L 251-1 du code de l'action sociale et des familles, permet la prise en charge des frais de santé des immigrés qui ont dépassé la régularité de leur séjour de trois mois et se retrouvent automatiquement dans la clandestinité. Ce qu'on appelle aujourd'hui les «sans-papiers». De plus, l'AME doit être demandée à titre préventif sans que la victime soit malade. En revanche et malgré ces possibilités de prise en charge médicale, les immigrés clandestins ou sans-papiers vivent quotidiennement dans la peur, habités par un sentiment de culpabilité. Certains n'osent même pas demander ce droit par crainte de se faire dénoncer par certains agents administratifs ou de se faire arrêter en allant demander leurs droits. Cela n'est pas anodin car des situations se sont produites, des immigrés sans-papiers ont été arrêtés soit dans des préfectures, pendant des cérémonies de mariage qui se passent dans des communes où le maire est un allié à la politique du gouvernement actuel ou parfois sur le lieu de travail. De plus, il existe d'autres situations où la personne embauchée par exemple sur des chantiers tels que le bâtiment et les travaux publics ou dans d'autres lieux d'activité est victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, celle-ci ne sera pas indemnisée. Pourquoi ? Parce que la survenance d'un accident qu'on appelle événementiel ou bénin ne donne pas toujours lieu, de la part de l'employeur, à un droit de reconnaissance à la victime qu'il a embauchée au noir. Ces pratiques sont courantes, surtout que l'irrégularité du séjour n'empêche pas le salarié sans-papiers d'avoir une assurance maladie par la Sécurité sociale (article L 411-1 du code de la Sécurité sociale). Dans ce contexte, je voudrais rappeler une chose importante en rapport avec l'accident du travail, un sujet qui a fait l'objet de mes recherches, c'est que les ayants droit de la victime peuvent bénéficier des droits d'indemnisation surtout lorsqu'il s'agit d'un chef de famille décédé suite à un accident du travail. En revanche, cette situation devient délicate pour la famille ou les ayants droit qui disposent d'un délai de deux ans pour procéder à la déclaration de l'accident à compter de la date de celui-ci, des ayants droit qui se trouvent souvent dans le pays d'origine et sont incapables de suivre le processus institutionnel de reconnaissance. En cas d'accident du travail mortel, l'employeur responsable des conditions de travail provoquant le décès du salarié sur le lieu de travail sera mis en cause et jugé mais le processus juridique prendra du temps et il faut surtout rassembler les éléments justifiant la survenance de l'accident. C'est une situation très dure pour la personne qui est dans la clandestinité et souffre d'une domination qui ne lui donne pas droit à la contestation et à la revendication. Je voudrais rappeler à ce sujet que, si un accident du travail grave peut ouvrir droit à une régularisation pour la victime en situation irrégulière, selon l'article L 313-11-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, ce droit est généralement ignoré des immigrés analphabètes, isolés et mal informés par les syndicats ou les associations qui ne les accompagnent pas dans leur combat contre l'invisibilité institutionnelle. Il y a lieu de savoir que l'immigré clandestin souffre aussi sur le plan psychologique parce qu'il est exclu de toute reconnaissance. Dans un pays qui persécute quotidiennement les immigrés, même ceux qui sont en situation régulière, à travers les discours politiques ou par la prédominance du pouvoir médiatique, l'immigré en situation irrégulière est hanté par la peur de se faire arrêter et expulser dans son pays d'origine. Je vous donne un exemple de cette persécution qui a eu des répercussions psychologiques sur les immigrés, c'est surtout l'image fabriquée de l'immigré clandestin dont tous les stéréotypes sont autorisés, tel que l'immigré voleur, le violeur, le drogué, le terroriste, l'indigène, le pauvre. Tous ces stéréotypes sont validés par un discours politique qui nous rappelle parfois les discours ayant marqué l'histoire par leur idéologie raciste et méprisante à l'égard des minorités dominées. Face à cette situation particulière des immigrés en situation irrégulière, le gouvernement français actuel procède à la politique du «cas par cas» pour régulariser leur situation. C'est une stratégie politique d'expulsion dissimulée car la pratique institutionnelle dépendrait du pouvoir discrétionnaire qui échapperait à tout contrôle objectif de la législation et donnerait plus de pouvoir aux préfets. Voilà en quelque sorte la situation inhumaine des immigrés en Europe et en France en particulier. J'évoque l'Europe car il existe aujourd'hui une certaine homogénéité entre les différents Etats européens dans la prise des décisions à travers le Conseil européen qui a procédé à partir de juin 2009 à des réunions annuelles concernant les débats autour du Pacte européen sur l'immigration et l'asile. Un pacte adopté pendant la Conférence européenne des 15 et 16 octobre 2008 sur l'immigration. Parmi les catégories que vous avez évoquées, peut-on dire et là, je fais référence, je paraphrase un titre de Abdelmalek Sayad, La Double Absence ? La Double Absence de Abdelmalek Syad fait référence à une double absence dans deux sociétés, c'est-à-dire la société d'émigration et la société d'immigration, la société de départ et la société d'accueil. Quand il s'agit de cette comparaison par rapport à cette double absence, du danger de se faire arrêter, le danger de vivre dans la clandestinité, c'est une double absence, certes, mais c'est une invisibilité institutionnelle doublée par l'anonymat de ne pas exister réellement dans les deux sociétés sur le plan institutionnel. Pourquoi est-ce une invisibilité de la personne concernée ? Parce que celle-ci ne se considère pas comme institutionnalisée, c'est-à-dire quand elle n'a pas ses papiers, elle se considère comme illégitime par rapport à elle-même et par rapport aux autres, surtout les proches. C'est une référence quand on parle de double absence. Le clandestin fait partie de cette catégorie de personnes doublement absentes parce qu'elles sont absentes par rapport au pays d'origine, donc elles ne peuvent pas rentrer chez elles et, en même temps, elles sont absentes dans la société française ou ailleurs parce qu'elles ne peuvent pas se justifier en tant que personnes possédant une carte de séjour ou des papiers qui leur permettraient d'être institutionnellement reconnues. Voilà la réalité de cette double absence. A travers les travaux et les recherches du défunt Abdelmalek «Allah Yarhmou», et à l'occasion de cet entretien, je lui rends un grand hommage pour tout ce qu'il a apporté à l'immigration algérienne et aux jeunes chercheurs dont je fait partie et qu'il n'a jamais manqué d'aider et d'encourager. Malheureusement, la maladie l'a sauvagement arraché à la famille scientifique. Ses œuvres témoignent de sa pertinence intellectuelle dans le traitement des phénomènes de l'émigration-immigration. «Les harraga» et la clandestinité l'auraient énormément intéressé aujourd'hui. Il découvrirait que le phénomène de l'émigration à partir des pays d'origine a pris une autre dimension qui sort du contexte qu'a connu l'époque où il a écrit Les Trois Ages pour définir les «processus différentiels» de l'émigration ouvrière, afin de s'apercevoir en définitive que ce phénomène a pris une ampleur populaire où des catégories sociales différentes se disputent la candidature de l'aventure illusoire.