La semaine qui vient de s'écouler a été riche en tensions libano-israéliennes. Le dernier fait en date concerne des affaires d'espionnage. Trois cadres de la branche de téléphonie mobile de la compagnie publique ont été inculpés d'espionnage pour Israël, suscitant des interrogations quant à l'ampleur de l'infiltration israélienne dans ce secteur sensible pour la sécurité du pays. Selon le Hezbollah, Israël aurait pu utiliser ses agents pour manipuler les enregistrements de conversations en vue de mettre en cause le mouvement chiite dans l'assassinat de Rafic Hariri, en mars 2005. Après s'être orientée vers la piste syrienne, l'enquête internationale sur l'attentat qui a coûté la vie à l'ancien Premier ministre sunnite s'intéresse au Hezbollah qui, de son côté, met en cause Israël. Les tensions israélo-libanaises Au total, des dizaines d'autres personnes ont été arrêtées depuis 2009, dont un officier de haut rang et un colonel en retraite, membre d'un parti politique chrétien, et plus d'une vingtaine sont inculpées d'intelligence avec l'ennemi. Certains analystes estiment que ces arrestations, dont celles de Libanais ayant dévoilé à Tsahal des positions du Hezbollah lors du conflit de 2006, ont infligé un coup dur au réseau de surveillance israélien au Liban.Un peu avant, un violent accrochage avait opposé l'armée israélienne et des soldats libanais, après que des soldats israéliens eurent tenté de déraciner un arbre dans une zone controversée de la frontière. Les heurts meurtriers ont causé la mort de trois Libanais et d'un Israélien. Il s'agit de l'incident le plus sanglant depuis la guerre destructrice de 2006. L'armée libanaise a évoqué un «franchissement de la ligne technique de la frontière par l'ennemi israélien» tandis que le ommandement israélien a évoqué une «embuscade planifiée de tireurs embusqués contre des officiers à l'intérieur de leur territoire». Quant au porte-parole de la Finul, le lieutenant-colonel Naresh Bhatt, il affirme que «les arbres abattus par l'armée israélienne se trouvaient au sud de la ligne bleue, du côté israélien». La ligne bleue a été tracée par l'ONU à la suite du retrait de l'armée israélienne en mai 2000 du sud du Liban après 22 ans d'occupation pour faire office de frontière. Le chef des forces de maintien de la paix de l'ONU, Alain Le Roy, a précisé que la Finul avait informé le Liban des projets de l'Etat hébreu et avait demandé à Israël de laisser la Force superviser l'élagage des arbres. Cette requête a été rejetée. Afin de cerner l'importance de cette confrontation, relevons quelques éléments importants : - le Hezbollah n'y a pas pris part bien que l'occasion fût toute trouvée ;- l'armée israélienne aurait pu opter pour l'escalade, elle ne l'a pas fait ; - l'armée libanaise s'est montrée offensive, contrairement à son habitude.Ces trois éléments font dire à Frédéric Encel que l'armée régulière libanaise a besoin de montrer qu'elle a repris l'initiative et qu'elle ne veut pas laisser le champ libre au Hezbollah. Une analyse confortée par la décision du président libanais de lancer une campagne nationale, arabe et internationale pour équiper l'armée, et lui fournir tout genre d'armement qui lui permettrait de défendre le pays. Rappelons que l'armée régulière est aussi faible en effectifs qu'en équipements modernes, qu'elle est démunie d'avions de combat et qu'elle compte au moins 60 000 hommes. Dans le sud du Liban, d'où Israël a retiré ses troupes en 2000 après 22 ans d'occupation et qui est considéré comme un fief du Hezbollah, l'armée libanaise ne s'est déployée qu'après la fin de la guerre de 2006 entre l'Etat hébreu et le mouvement chiite, après une absence d'une trentaine d'années. Ce retour en force de l'armée libanaise n'est d'ailleurs pas pour déplaire à Israël qui avait demandé le déploiement de l'armée dans le Sud. D'un autre côté, Israël veut montrer qu'il garde sa crédibilité, notamment dans cette zone sensible. Aussi, «les incidentsfrontaliers sont hebdomadaires mais dégénèrent rarement». Les batailles du Litani Parmi les incidents régulièrement constatés, nombreux sont ceux qui concernent l'eau et plus précisément le Litani. Jacques Soppelsa explique en termes simples les liens entre le Litani et Israël. Ils concernent les liens hydrologiques entre le Litani et l'alimentation des sources du Jourdain. Les géologues pensent que le Hasbani pourrait être approvisionné en partie par des eaux souterraines provenant du Litani, ce qui expliquerait la disparition de quelque 100 hm3/an du cours inférieur de ce dernier. Cette hypothèse est lourde de conséquences puisqu'elle signifie que la gestion du cours en amont du Litani par les Libanais peut entraîner de sérieuses difficultés en aval, sur le bassin du Jourdain, lui-même vital pour l'Etat d'Israël. En septembre 2006, des responsables libanais ont accusé l'armée israélienne d'avoir saboté les pompes d'une station près du village libanais de Wazzani et d'avoir mis en fonction, sur la rive opposée, deux autres pompes qui puisent des centaines de mètres cubes en direction d'Israël. Un tuyau de plastique noir de 20 cm de diamètre et de 5 km de long avait été placé parallèlement à une vieille canalisation qui traverse la montagne et se dirige vers des villages en Israël. Depuis, les forces israéliennes pompent chaque jour entre 200 et 300 mètres cubes d'eau de la rivière en direction de Ghajar et de villages israéliens.Rappelons qu'Israël avait déjà installé des pompes à cet endroit pour détourner l'eau du Wazzani, ce qui avait soulevé de nombreuses protestations libanaises. A l'époque, les autorités israéliennes avaient menacé de bombarder quiconque entreprendrait de retirer les pompes placées sur le site. Abu Kishek, chercheur palestinien, le confirme. Selon lui, le but des fréquentes incursions d'Israël au Liban est de prendre le contrôle de l'eau de la région. En 1978, Israël était parvenu à contrôler les eaux de la rivière Litani et avait installé des pompes près du pont Khardali, avec une conduite longue de 10 km depuis la rivière et passant par la ville de Taibe. Dans cette perspective, il a installé d'énormes citernes de stockage dans les environs sud de la ville de Aita Al Shaab pour stocker l'eau de la rivière Litani et la distribuer aux colonies de Galilée. Il a également transféré les eaux du Litani au lac Tibériade, qui est à l'intérieur des frontières israéliennes et pris le contrôle des eaux de la rivière Hasbani. Est-il nécessaire de rappeler que la première invasion israélienne au Sud-Liban, en mars 1978, avait été baptisée «Opération Litani» ? Le prétexte évoqué à l'époque, à savoir éradiquer les organisations palestiniennes implantées dans le secteur, était secondaire. Preuve en est la création d'un «Etat du Liban libre», jusqu'en 2000, visant le contrôle du fleuve. Plus tard, l'opération «Paix en Galilée» de 1982, a, elle aussi, le Litani comme enjeu. Dans le cas contraire, pourquoi Israël s'est-il retiré du Liban en janvier 1985, tout en conservant le contrôle de la zone du Litani grâce à une milice libanaise auxiliaire ? Plus récemment, en août 2006, le Litani se retrouve à nouveau au centre des combats entre l'armée israélienne et le Hezbollah, précisément implanté au Sud-Liban. Israël et la sécurité hydrique Les tensions cycliques entre Israël et le Liban ne sont donc pas étrangères à la question non résolue de la gestion des ressources hydriques. Or, l'eau est une priorité sécuritaire aussi importante que la terre pour Israël. François Mancebo rappelle à juste titre qu'Israël souffre d'une grande aridité : les pluies (50 à 250 millimètres de pluie par an en moyenne) tombent sur les régions montagneuses septentrionales et l'évaporation peut atteindre 50% des précipitations. En fait, la Galilée et le Golan sont le château d'eau d'Israël. Jusqu'où Tel-Aviv est-il prêt à aller pour garantir le contrôle de ses sources d'approvisionnement ou du moins empêcher que celles-ci ne tombent entre les mains de ses adversaires réels ou potentiels ? Deux réponses : l'une d'ordre théorique, l'autre historique. Dans l'absolu, la réponse pourrait être apportée par ces chercheurs de l'Université d'État de l'Oregon qui ont étudié les données sur les 50 dernières années et qui ont conclu que sur :- 1 831 événements et initiatives internationaux relatifs à l'eau, plus des deux tiers étaient de nature coopérative ;- l'immense majorité des cas de conflit en sont restés au stade de l'affrontement verbal ;- dans 37 cas seulement (principalement au Proche-Orient), les pays concernés ont engagé une forme quelconque d'action militaire (tirs, destruction d'infrastructures, etc.) ; - on s'est battu pour l'eau 37 fois, dont 27 concernaient Israël et la Syrie, à propos du Jourdain et du Yarmouk.Ces chiffres sont significatifs. Ils nous apprennent que trois quarts des conflits relatifs à l'eau impliquent Israël et ses voisins. Pour la démonstration historique, rappelons que, dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, le président de l'Organisation mondiale sioniste, Haïm Weizmann, adressait au Premier ministre anglais Loyd George un message clair : «Tout l'avenir économique de la Palestine dépend de son approvisionnement en eau… Nous considérons qu'il est essentiel que la frontière nord de la Palestine englobe la vallée du Litani sur une distance de près de 25 miles, ainsi que les flancs ouest et sud du mont Hermon.» Mais, lors de la conférence de San Remo de 1920, la frontière est fixée à une trentaine de kilomètres au sud du Litani. Le Jourdain provient de trois sources principales : le Hasbani (Liban), le Dan (Israël) et le Banyas du Golan. Les tensions autour de ce fleuve dont le débit est en inquiétante diminution n'ont jamais cessé. Rappelons à titre d'exemple la crise provoquée par le lancement en 1953 du programme israélien de Conduit national visant à acheminer de l'eau vers le Sud désertique. La conséquence directe a été une tension armée accrue avec les voisins arabes qui ont déposé une plainte à l'ONU. En 1965, Syriens et Jordaniens construisent un canal en amont du lac de Tibériade, pour détourner les eaux du Jourdain vers le Yarmouk. Les Israéliens réagissent, non pas en portant plainte, mais en bombardant les installations. Une solution radicale précédant une autre qui l'était encore plus. En effet, en 1967, Israël se place en amont du réseau fluvial, en occupant et contrôlant le Golan et la Cisjordanie. Depuis, Israël a pris un avantage si déterminant que l'hypothèse d'un retrait de Cisjordanie ou du Golan semble irréaliste. L'eau est aussi l'une des raisons qui explique l'importance qu'accorde Israël à sa relation avec la Turquie. Alors qu'Israël et la Jordanie disposent respectivement de 300 et de 200 m3 d'eau par habitant et par année, la Turquie, elle, peut en offrir plus de 1 800 m3. Mais le veut-elle ? Ankara dépend de l'Euphrate à 89% et y développe de nombreux projets, dont le GAP (aménagement hydraulique du Tigre et de l'Euphrate : 22 barrages, 19 centrales électriques) qui permettra au tunnel d'irrigation du barrage Atatürk de prélever le tiers de l'Euphrate et de développer le sud-est de l'Anatolie (Kurdistan). Israël a donc besoin de l'eau turque, mais pas seulement ; il a également besoin des prises de position turques relatives à l'eau vis-à-vis des autres pays de la région. Un exemple simple : en 1991, les pays occidentaux ont demandé à la Turquie de bloquer le cours de l'Euphrate vers l'Irak. Voici la réponse d'Ankara : «Vous pouvez utiliser notre espace aérien et nos bases pour bombarder l'Irak mais nous ne leur couperons pas l'eau.» Mais les positions turques ne sont pas toujours défavorables à Israël. Lorsque la Turquie manque d'eau, elle coupe les vivres et lorsqu'elle en regorge, elle inonde les terres de ses voisins. Cette capacité de nuisance serait à l'origine de l'obtention d'expulsion du leader du PKK, Abdullah Oçalan, de Syrie. Israël face au morcellement arabe Mais l'autre avantage de taille pour Israël est que l'eau n'est pas du tout un facteur d'union entre les pays voisins de la région. Ainsi la Syrie et la Jordanie se disputent-elles, notamment à propos de constructions syriennes en amont du Yarmouk qui pénalise fortement le Royaume hachémite. Et, de toute façon, il existe un accord entre la Syrie et la Jordanie, un autre entre la Jordanie et Israël, et un autre entre Israël et les Palestiniens, mais pas d'accord multilatéral qui donnerait aux Arabes un avantage en termes de rapport de force avec Israël.Au niveau du Tigre et de l'Euphrate, le positionnement des Arabes n'est guère plus reluisant. Rappelons que la construction par la Syrie du barrage de Tabqa (1973) a provoqué une vive réaction de la part de l'Irak plus en aval. L'Euphrate fournit, en effet, 37% des eaux d'irrigation de l'Irak. Le remplissage du lac Assad a donc privé temporairement l'Irak d'une partie des eaux de l'Euphrate mais les évaluations des deux pays diffèrent. L'Irak prétendait n'avoir disposé en 1975 que de 9,4 km⊃3; (moins du 1/3 du débit habituel) alors que la Syrie avançait le chiffre de 12,8 km⊃3;, l'équivalent de la consommation annuelle de l'Irak à l'époque. Pendant la période de sécheresse des années 1980, l'Irak a, à plusieurs reprises, accusé la Syrie de retenir les eaux de l'Euphrate. L'accord syro-irakien de 1990 prévoit une répartition proportionnelle des eaux entre les deux pays (42% pour la Syrie, 58% pour l'Irak) quel que soit le débit du fleuve (soit en année «normale» 6,6 km⊃3; pour la Syrie et 9 pour l'Irak). Mais les suspicions demeurent fortes, d'autant que la Turquie est l'Etat en amont (source) et jouit par conséquent d'un avantage indéniable.En 1990, la Turquie est accusée non sans raison de ne pas honorer les engagements antérieurs (celui de 1987). Elle avait accepté de coopérer, à condition de limiter les projets qui n'incluent pas la demande de ses co-riverains, à savoir conclure un accord sur des quotas de répartition. Pour Ankara, leurs déficits en eau sont dus à une mauvaise gestion qui se résout par une utilisation de techniques plus économes et non par la révision des quotas. Dès lors, explique George Mutin, la Turquie est restée attachée à l'accord de 1987 sur les quantités allouées aux Etats en amont. Le différend sur le partage des eaux a resurgi en novembre 1995, après l'annonce par Ankara de la construction d'un barrage à Birecik, à moins de 50 km en amont de la frontière syrienne, doté d'une centrale hydro-électrique. En définitive, les pays arabes se retrouvent, pour des raisons certes différentes, dans la même posture délicate que le Liban : ils ont la force pour pouvoir agir, mais pas la puissance afin d'arrêter de subir et de commencer à influer sur le cours des événements. L. A. H.