Elle s'appelait Affreville (du nom de l'archevêque de Paris Denis Auguste Affre, mort sur les barricades en 1848). Construite sur les décombre de Malliana, village romain, elle était le fleuron de la vallée du Chellif. La plus grande ville de la région attirait les visiteurs, particulièrement lors de son marché hebdomadaire, le jeudi, d'où, peut-être, sa nouvelle dénomination. Réputée pour ses fêtes (dont celle des fleurs), sa musique et ses clubs sportifs (football, basket-ball, pétanque), sa belle place publique et sa mairie, la ville a changé de physionomie. Très nostalgiques, les vétérans de Khemis Miliana ne parlent de leur ville qu'au passé. Une nostalgie qu'ils ont léguée à leur descendance. Il n'y a pas un magasin, ni un café, ni un salon de coiffure, ni même un kiosque multiservices qui n'affiche une photo grand format de la mairie, du jardin public ou de la placette de la ville dans ses moments de gloire. La jeune fleur et la vieille peau «El Khemis n'est plus ce qu'elle était», déplore un septuagénaire assis à la terrasse d'un café, ouvrant du bras notre champ de vision sur un centre-ville terne et maussade. «Regardez la photo de la ville dans les années 1970 et constatez par vous-mêmes», poursuit-il. Rien à dire. Telle une vieille femme qui a passé sa jeunesse à se pomponner avec des produits esthétiques improbables, le passage du temps lui a été impitoyable. Avant et après. La jeune fleur et la vieille peau. Le siège de la mairie, attraction de la ville, endommagé par une explosion terroriste perpétrée en 1995, n'a jamais repris sa superbe. Il sert aujourd'hui de dortoir pour les agents de l'ordre. La place publique qui accueillait les festivités de la ville est devenue le lieu de rassemblement des malades mentaux et autres toxicomanes. L'artère principale d'El Khemis n'a rien d'attrayant. Le boulevard Bougara est une succession de magasins alignés, de trottoirs encombrés et de bâtisses cubiques rafistolées. Seule l'activité commerciale, qui fit jadis de Khemis Miliana un carrefour d'échange, a persisté. La seule différence est que, avant, on vendait ce que l'on produisait, alors qu'aujourd'hui le commerce se limite pratiquement aux produits contrefaits ou importés de contrées lointaines, toutes contentes de trouver preneur à leurs marchandises douteuses. «C'est pratiquement la seule activité qui fait travailler nos jeunes. Les usines n'embauchent plus et l'agriculture se détériore. Le seul palliatif pour eux reste la vente de cigarettes et de téléphones portables», constate un élu local. Un tour dans le marché du centre-ville confirme les explications de l'intervenant. Les fruits et légumes côtoient les lunettes de soleil, les téléphones portables, les vêtements et autres objets fétiches dans une anarchie absolue. «La région, réputée pour sa vocation agricole, s'est transformée en zone commerciale», poursuit l'élu. «La commune a besoin d'un grand marché de gros pour les fruits et légumes», soutient-il, comme si c'était une préoccupation majeure. D'autre part, il est nécessaire d'effectuer un véritable suivi pour lutter contre l'anarchie dans le commerce. «On a mené des campagnes pour éradiquer le phénomène. On a sanctionné plusieurs commerçants. Ces derniers payent une amende dérisoire et reprennent immédiatement leurs activités en commettant les mêmes délits. C'est pour cela qu'il faut revoir les amendes et les réactualiser», prône-t-il. La raison des jeunes Malheureusement, il n'y a pas que le commerce illégal qui fait fureur dans la ville. «Le vol de téléphones portables et le trafic de drogue font des ravages ici», témoigne un jeune homme adossé au fer forgé de la place publique. L'air désœuvré, le visage sombre et bosselé, le regard glauque et fuyant, le jeune homme «câblé ailleurs avec une clé cyber spatiotemporelle», en clair déconnecté du monde réel, avec des mots à peine intelligibles, tente d'expliquer, en utilisant une syntaxe particulière, le désarroi de la jeunesse : «Il n'y a pas de travail. Pas de sport. La salle de cinéma fait office de salle des fêtes quand elle n'est pas fermée. Que voulez-vous qu'on fasse à part s'évertuer à trouver des combines pour tuer le temps ?» Dans la ville d'El Khemis on a l'étrange impression d'être épié, toisé et jaugé. Les cafés sont pleins et les badauds alignés en nombre font penser à un comité d'accueil malsain. «Notre commune est devenue un carrefour pour les voyageurs. Ceux qui vont d'est en ouest ou du nord au sud passent par la ville. On recense plus de 200 000 personnes qui y transitent annuellement, sans compter les 87 000 habitants de la commune, dont près de 60% sont des jeunes. Tous les désœuvrés qui habitent les hameaux avoisinants se donnent rendez-vous au centre-ville», explique un délégué communal. Une ville en mal d'infrastructures «Notre commune est marginalisée. Le chômage atteint des proportions inquiétantes. On manque d'infrastructures hôtelières, de santé et de marchés adéquats. Même le siège de la nouvelle mairie est inadapté», poursuit-il. Répartie à travers différents coins de la ville, l'administration de l'APC de Khemis Miliana est divisée en trois blocs séparés, «ce qui complique davantage le travail administratif». Une situation indigne de la plus grande commune de la wilaya de Aïn Defla. Pourtant, sur un terrain abandonné, au beau milieu de la ville, s'érige une pancarte sur laquelle est mentionné : projet de construction du siège de l'APC. Des piliers sont élevés et la base coulée de longue date, affirment les citoyens. Mais le chantier est à l'arrêt. Selon les élus locaux rencontrés dans l'une des annexes de la mairie, le président de l'APC étant absent, après le début des travaux, il s'est avéré que le terrain appartient à un privé qui a bloqué le projet. Un autre son de cloche est entendu chez les citoyens. Ceux-ci affirment que c'est faux puisque le terrain appartient à la Sonelgaz. Où est la vérité ? Et qu'est-ce qui empêche la réalisation du projet ? D'autres carences sont signalées par les responsables locaux en matière d'infrastructures. «Il est anormal que la commune ne compte qu'un petit centre de santé en préfabriqué et qui plus est manque de tout.» D'une capacité d'accueil de 200 lits pour une population de près de 100 000 habitants, le centre de santé souffre de l'absence de certaines spécialités indispensables, comme la gynécologie, l'obstétrique et l'ostéopathie. «Pour les cas graves, les citoyens sont obligés de se déplacer vers Blida. C'est une perte de temps et d'argent, d'autant plus que par définition un cas grave ne supporte pas de retard.» L'autre déficit signalé concerne les structures hôtelières. Malgré le nombre important de voyageurs y transitant, la ville ne dispose d'aucun hôtel digne de ce nom. Mis à part quelques bâtisses hautes de 3 ou 4 étages, respectant fidèlement l'idée que se font les néo-bâtisseurs d'une habitation individuelle (villas tout en hauteur, défiant les lois de la gravité et sans tenir compte des paramètres de la longueur), qui n'ont rien d'un établissement d'accueil, El Khemis n'a pas d'hôtel. Par ailleurs, la vocation commerciale et de transit influe négativement sur le service de la poste du centre-ville. «Il n'y a jamais assez d'argent», s'alarme un des responsables. «Les gens qui viennent des autres villes pour faire leurs emplettes préfèrent retirer l'argent au bureau de poste du centre. Ce qui fait qu'à tout moment les guichets sont débordés», poursuit-il. Les déboires de la poste d'El Khemis ne s'arrêtent pas là. Des quartiers entiers, comme celui de Souamaa (populaire), n'ont pas de facteurs. APC/administration : le déphasage En résumé, pas de siège pour l'APC, pas de marché de gros, pas d'hôtel, un bureau de poste débordé, pas de parking pour véhicules, déficit en transport urbain et gestion de l'eau potable inefficace (ce n'est que grâce à l'intervention des riverains que l'eau coule enfin des robinets du quartier Djaadane Abdelkader au centre-ville). Des carences justifiées, d'après les élus locaux, par l'immixtion de l'administration dans les affaires de la commune. «Ils ne connaissent pas la réalité du terrain», expliquent-ils. Pour preuve, les responsables parlent de la construction de locaux commerciaux dont la première tranche distribuée (380 locaux) souffre du mauvais choix du terrain. «Ils sont situés dans une forêt. Où est l'intérêt de posséder un local loin des centres d'habitation ?» D'autres, comme aami Mohamed, ancien directeur d'établissement scolaire, correspondant de quotidiens nationaux et figure emblématique de la ville, dénoncent le laxisme de l'APC. «Ils [les responsables locaux] ne s'imposent pas assez face aux décisions de l'administration. Ils n'ont pas la force de faire aboutir leurs revendications et de transmettre les attentes des citoyens», explique-t-il. Au sujet des logements sociaux, le même interlocuteur fait état de tensions qui durent depuis six mois. «500 logements sociaux participatifs sont terminés depuis août 2007. Ils ne sont pas encore distribués et il en reste 158 en construction. La plupart des appartements distribués ont concerné, surtout, le recasement», poursuit-il en donnant le chiffre de 8 000 demandes. «Sans compter les dossiers qui sont déposés au niveau de la wilaya. A peu près 4 800», affirme notre interlocuteur. Quant aux élus locaux, ils assurent qu'il y aurait 240 logements sociaux pour 9 000 demandes. Des statistiques qui justifient la tension latente révélée par aami Mohamed. Les bonnes nouvelles existent ! Heureusement, Khemis Miliana n'a pas que des côtés sombres. Des projets importants sont entrepris et des lueurs d'espoir planent sur certains aspects de la ville. Rivalisant d'annonces, les élus locaux citent l'un après l'autre, se disputant même la parole, les différentes réalisations ou chantiers en cours. Les bonnes nouvelles sont rares et, quand il, y en a, il faut vite les annoncer : un projet de briqueterie offrant 200 postes d'emploi, un hôtel sportif avec piscine et salle omnisports, le centre universitaire en construction, «il pourrait devenir le plus grand en Afrique», ambitionnent les élus, un centre d'accueil pour les sans domicile fixe, un centre de désintoxication, un autre de formation professionnelle…. Mais les projets les plus importants nous ont été signalés par aami Mohamed, qui est au courant de tout ce qui se passe dans la wilaya de Aïn Defla en général et à El Khemis en particulier. Parmi ceux-là, les anciennes mines du Zakar (la chaîne de montagnes) seront attribuées à une quarantaine de jeunes pour l'exploitation des champignons. «A 600 DA le kilogramme et avec une double récolte annuelle, c'est plus qu'une bonne affaire», se réjouit aami Mohamed. Une autre quarantaine de jeunes ont bénéficié d'aides pour entreprendre l'élevage d'abeilles (apiculture) en vue de produire du miel dans la localité d'Arib Bouhdoud. Mais le projet phare reste celui entrepris au niveau du barrage de Ghris. Le site qu'on veut promouvoir en centre touristique verra s'ériger un hôtel permettant le recrutement d'une soixantaine de jeunes de la région. Dans ce même projet, une cinquantaine d'autres jeunes pourront se consacrer à la pisciculture. Emploi : la démotivation Aami Mohamed déplore également la lenteur du système bancaire dans les projets soumis par les jeunes. «A Rouina, par exemple, 50 dossiers ANSEJ sur 60 ont été retenus. Mais les banques n'ont pas suivi.» L'affirmation est confirmée par Ali, un quadragénaire attablé à la terrasse d'un café. «J'ai déposé mon dossier CNAC [Caisse nationale d'assurance chômage dont une formule favorise la création d'activité par les chômeurs promoteurs âgés de 35 à 50 ans] pour bénéficier d'une aide à l'octroi d'un véhicule en vue de travailler comme chauffeur de taxi. Cela m'a pris 2 ans pour fournir le dossier complet. A chaque fois, un nouveau document est exigé. Et comme la direction se trouve à Chlef, le transport et certains documents administratifs ont fini par me coûter plus de 100 000 DA, alors que je suis chômeur et père de famille. Et l'accord final ne m'a pas encore été donné», s'impatiente-t-il. Devant la porte fermée du bureau de recrutement, une jeune fille en hidjab, licenciée en droit, le dossier en main, attend. «Cela fait des mois que je postule. Je viens ici seulement pour me donner bonne conscience. Car je sais qu'il n'y a pas de travail. Et quand un poste est disponible ce n'est pas à moi ou à mes semblables qu'il est destiné.» Selon aami Mohamed, près de la moitié des jeunes issus des 36 communes de la wilaya travaillent dans l'agriculture comme saisonniers. Signe de la précarité de l'emploi et d'un avenir incertain. Pour ce qui est de l'avenir de Khemis Miliana, les élus locaux et les citoyens n'ont qu'une revendication : «El Khemis wilaya. M. Ouyahia nous l'avait promis.» S. A.