Avec la mort, jeudi dernier, du mathématicien franco-américain Benoît Mandelbrot, il y a fort à parier que les fractales qu'il a inventées vont faire une apparition aussi remarquée qu'éphémère dans les dîners en ville. Vous imaginez déjà votre voisin(e) de table vous susurrer à l'oreille «Ne trouvez-vous pas que c'est fascinant les fractales ?» sans que vous sachiez quoi lui répondre. Pourtant, il suffit de regarder le magnifique morceau de chou-fleur romanesco planté dans votre assiette pour lui en mettre plein la vue.Les garçons naissent dans les choux, les filles dans les fleurs et les fractales dans les choux-fleurs. Voilà, c'est dit. Comment ? De quoi ? Dans le portrait de Benoît Mandelbrot que j'avais publié dans le Monde 2 en 2004 à l'occasion des 80 ans du mathématicien, j'écrivais ceci sur le chou romanesco : «Considérons un instant, avec l'œil géométrique d'un Pythagore de potager, l'inflorescence charnue de cette plante crucifère. Rompons-la : chacun des morceaux obtenus est comme un chou-fleur miniature, qui lui-même peut à son tour se décomposer en choux-fleurs plus petits. Photographiés de très près, ceux-ci pourraient donner l'illusion d'un légume entier. Une fractale n'est rien d'autre, une forme dont le détail reproduit la partie et la partie le tout, quelle que soit l'échelle. Cela peut sembler simplissime ou bête comme chou, mais un nouveau monde mathématique, une nouvelle description de la nature se cachaient derrière cette presque décevante idée d'autosimilarité.»Une fois que vous avez émietté votre chou-fleur, sortez un stylo et dessinez un triangle équilatéral sur la nappe ou la serviette en papier. Vous allez construire un objet fractal en suivant une règle très simple : remplacez le tiers central de chaque côté par un triangle équilatéral sans base, et ce plusieurs fois de suite. Cela devrait donner quelque chose comme ceci :Et voici comment on passe d'un triangle à un flocon de neige, nommé flocon de Von Koch en hommage au mathématicien suédois, mort l'année de la naissance de Mandelbrot, qui l'inventa. L'idée est que, si l'on zoome sur le bord de la figure, on retrouvera toujours la même dentelle de petits triangles. Maintenant arrive la question-piège : la figure ainsi délimitée a clairement une surface finie, mais qu'en est-il du périmètre du flocon si l'on multiplie l'opération n fois ? En réalité, plus n'est grand, plus le périmètre est long et sa valeur tend vers l'infini. Côte bretonne La même problématique se pose quand on veut mesurer la longueur de la côte bretonne : si un paquebot en fait le tour en restant au large pour ne pas se faire couler par les récifs, il tracera le parcours en forme de W couché typique de la forme de la Bretagne. Si un petit bateau cabote le long de la côte, en en suivant les principales circonvolutions, il ajoutera beaucoup de V au W initial et le trajet sera rallongé de nombreux kilomètres. Si un randonneur marche le long du rivage, il parcourra encore plus de chemin.Si un crabe courageux contourne scrupuleusement chaque rocher, il accumulera encore plus de kilomètres au compteur de ses pattes. Si une puce de mer géographe suit chaque grain de sable, nul doute que son chemin sera encore plus long, à force de tours et de détours. On a ainsi vu le caractère anfractueux (un mot qui a la même racine que fractale...) de la côte bretonne, dont la sinuosité se réplique (pas forcément de manière exacte mais sûrement de manière statistique) quelle que soit l'échelle où l'on se trouve. On peut même considérer que, plus on va vers l'infiniment petit, plus le contour de la côte tend vers l'infini...Ces considérations bouleversent tout ce que l'on a appris à l'école sur les périmètres des figures comme les carrés (4 fois le côté), les rectangles (2 fois la largeur plus 2 fois la longueur), les cercles (deux fois pi fois le rayon), etc. En transformant le triangle équilatéral (dont le périmètre vaut trois fois le côté) en flocon de Von Koch, en transformant la forme de la côte bretonne d'un grand W couché en une infinité de W, on est entré dans le monde fractal. On a quitté le pays simple des figures lisses pour la forêt vierge des figures rugueuses. Et les cours de la Bourse, ce sont aussi des fractales Pour le dire en termes mathématiques, on est passé de la géométrie traditionnelle où la droite a une dimension, le carré deux dimensions et le cube trois dimensions pour entrer dans une géométrie de la rugosité où les «lignes» peuvent être des séries de points et de segments entrecoupés de blancs, où les courbes sont hachées comme l'électrocardiogramme d'un lapin fou, où les surfaces et les volumes se plient et se replient. On est entré dans une géométrie où le chiffre des dimensions n'est pas un entier comme 1, 2 ou 3, mais une fraction ou un nombre irrationnel . Benoît Mandelbrot me confiait la portée de sa découverte en des termes plus imagés : «Toutes les sensations que nous avons ont à tour de rôle été domptées par la science : le poids par la mécanique, le chaud et le froid par la thermodynamique, le brillant par l'optique, le son par l'acoustique. Il n'y avait pas de mesure numérique de la rugosité, perçue par l'œil et la main, jusqu'à ce que j'en publie une en 1984. J'ai trouvé dans les fractales l'objet fondamental de la rugosité comme la sinusoïde est l'objet fondamental de la lumière et du son.»Et les fractales sont quasiment partout. Benoît Mandelbrot a commencé à les voir dans le tracé apparemment chaotique des cours de Bourse dont il a montré le caractère invariant à toutes les échelles de temps: concrètement, si on vous met sous les yeux la courbe retraçant le cours d'une action sans vous donner l'échelle de temps, vous ne pourrez dire si vous en suivez les fluctuations sur un an, un mois, une semaine, un jour ou une heure. Malheureusement pour les boursicoteurs, les fractales décrivent bien le tracé du cours... sans que cela permette pour autant de prévoir quand la Bourse va monter ou décrocher.Travaillant pour IBM, Benoît Mandelbrot s'est ensuite aperçu que les erreurs de transmission, dues au bruit de fond, sur les lignes téléphoniques reliant des ordinateurs étaient réparties par paquets séparés les uns des autres par des espaces calmes, mais qu'au sein de ces paquets se retrouvaient des paquets plus petits séparés eux aussi par des espaces et ainsi de suite. La tour Eiffel est une fractale Cette auto-similarité (on parle aussi d'homothétie interne) se retrouve dans bien des domaines et le concept de fractales a permis de modéliser de nombreuses structures naturelles complexes ainsi que des phénomènes comme la percolation. Benoît Mandelbrot s'étonnait d'avoir pu inventer «cette corne d'abondance. Des gens auraient dû le voir avant, me confiait-il. La tour Eiffel est fractale. La grande vague d'Hokusaï est fractale.» Dans le grand catalogue des structures fractales, on trouve notamment les nuages, les éclairs, les rivières, les montagnes, les ramifications des arbres, des poumons, des vaisseaux sanguins, mais aussi la répartition des galaxies dans l'Univers... Voilà. Vous êtes parti de votre chou-fleur pour arriver aux plus grandes structures du cosmos. Votre repas fractal se termine. Vous regardez votre voisin(e). Oui, c'est fascinant les fractales et il ne s'agit pas que de jolis fonds d'écran. Vous avez bu votre café. En reposant votre tasse, vous regardez à l'intérieur... P. B. *Journaliste scientifique, il a dirigé le service Sciences et Environnement du quotidien Le Monde avant d'y créer les pages Planète en 2008. Pierre Barthélémy tient le blog Globule et télescope sur slate.fr.