Photo : APS Par Mohamed Bouhamidi Il y avait quelques raisons logiques à découvrir un roman écrit par une toute jeune fille au cours du premier Festival international du livre pour l'enfance et la jeunesse auquel les éditeurs algériens, enfin chargés de l'organisation et l'animation d'une manifestation qui les concerne au premier chef en tant qu'opérateurs et acteurs de la lecture publique, ont apporté une grande vitalité. Ils y ont, naturellement, apporté leur souci central de la lecture et du lectorat ayant permis de dépasser les approches fétichistes traditionnelles du ministère qui s'en tenait et s'en tient toujours mentalement à une approche de l'objet livre – comme si l'objet constituait en question en soi en dehors des rapports sociaux qui président à son élaboration, sa conception, sa fabrication, sa diffusion, enfin sa lecture et, enfin, sa consécration sociale par des récompenses et des prix significatifs financièrement, symboliquement et médiatiquement. Découvrir et parler de Lynda Handala prolonge les effets de ce festival dont il reste à souhaiter qu'il se reproduise au niveau central tout en jouant un rôle de modèle pour des manifestations locales qui le prépareraient ou le prolongeraient selon les choix politiques ou programmatiques du ministère de la Culture qui a financé l'événement –il s'agit bien d'un événement- et des éditeurs organisateurs qui, à défaut d'avoir fait précéder la manifestation par des débats sur les significations et les axes à lui imprimer, ont quand même fait parler des écrivains, des universitaires et des spécialistes sur les réalités actuelles de la création littéraire pour jeunes en notant la forte et stimulante participation d'intellectuels du monde arabe qui ont produit des états de lieux et des approches remarquables. Lynda Handala n'a pas prémédité d'intrusion dans un débat sur une littérature pour la jeunesse. Elle l'a produite avec son premier livre : les Voix du Hoggar. A la sortie du livre, Lynda Handala atteignait ses dix-neuf ans –j'aurais pu écrire atteint ses dix-neuf ans puisqu'elle est née en 1989 à Tizi Ouzou, ce qui nous laisse supposer avec les délais de lecture chez l'éditeur et les délais d'impression qu'elle a achevé son écriture encore plus tôt sans approcher le record de cette autre écrivaine publié par les éditions Lazhari Labter dès l'âge de quatorze ans et dont je vous parlerai plus tard. Ce livre prend les chemins de l'étrange pour de tout autres raisons que le conte qu'il nous livre car il se déroule sous les signes distinctifs du conte mais dans les formes du roman. Vous verrez en le lisant car il n'est pas dans l'objet de ce papier de vous en rapporter les péripéties qui vous auraient donné l'impression d'en avoir su quelque chose sans l'acte d'y voir par vous-mêmes.
Une mondialisation des décors Bien que géographiquement située –l'histoire se déroule à Azazga en Kabylie et Tamanrasset dans le Grand Sud– le décor est entièrement du «romanesque importé». Le lieu central en est un château. Un château comme vous pouvez en «trouver» dans des romans européens. Un château avec des balcons, des galeries de portraits des ancêtres, une chambre un peu bizarre avec des bruits nocturnes au milieu des autres pièces, de longs couloirs propices aux erreurs de silhouettes. Peu importe que cela puisse paraître comme une «irréalité» dans un pays berbère dont les maisons répondent à bien d'autres canons de l'architecture et de la vie domestique. Le fait est qu'une jeune fille algérienne, pour construire son conte, ait eu besoin de le déréaliser socialement, inventant totalement des rapports sociaux et prenant le contre-pied du roman ethnographique. Il n'est plus question ici de Kabylie, ni d'Algérie réelle, ni même d'un Sud crédible. C'est à l'intérieur de ce décor «hors terrain» qu'un grand-père, hors normes pour avoir possédé ce château, va laisser à trois petits-enfants issus de ses filles –tiens ! tiens !– une mission étrange, obscure, apparemment dangereuse et trois médaillons fabriqués dans une matière très particulière provenant de ce Sud. Pourquoi donc ce grand-père ignore-t-il ses propres fils pour confier à ses petits-enfants une tâche qu'il n'a eu le temps d'accomplir et qu‘il résume comme étant celle de la Vérité et de la Justice. Vous aurez vite compris que la justice ne peut venir, dans ce conte, que de la découverte de la vérité. Quelqu'un aura caché les mobiles d'une forfaiture puisque le conte nous le suggère dans un prologue d'une très belle écriture qui m'a décidé à lire le reste sans m'arrêter à cette histoire de château. Ou justement de m'y arrêter. Je sentais bien qu'une bonne partie de la vraie énigme, celle qui éclaire quelque peu les ressorts de cette écriture gisait dans cette introduction du château occidental en pleine histoire berbère. Dans l'invention de cet espace et de nom empruntés, j'ai subodoré qu'ils étaient essentiels au crédit de l'histoire à venir comme si nos propres palais ne pouvaient s'y prêter.
Du nom de la vérité Le problème de l'identité ne se pose pas seulement dans cette présence de châtelains sans serfs, sans métayers, sans petit peuple dévoué, bref sans arrière-plan social. Le grand-père lègue à ses trois petits-enfants, des jumeaux et un cousin inconnu, choisis pour leurs qualités, trois médaillons qui doivent les identifier aux yeux de la tribu ou du clan touareg auquel ils doivent rendre justice s'ils trouvent la vérité. Ces médaillons vont servir aux jumeaux à reconnaître ce cousin inconnu surgi d'une histoire latérale mais aussi à les reconnaître parmi les autres. C'est-à-dire à les distinguer des autres. C'est-à-dire à leur fournir une identité particulière. C'est-à-dire les fonder à être et à être autrement que les autres. Le conte démarre sur les chapeaux de roues identitaires, pas celles que vous imaginez et c'est exactement celles que vous imaginez. Car château ou pas, le peuple à libérer est bien un peuple touareg et, comme dans toute libération et dans tout conte, vous retrouvez la mémoire d'une grande princesse (ou d'un grand prince mais une grande princesse, c'est mieux, c'est plus «irremplaçable») qui a laissé son peuple si inconsolable de ses vertus qu'il l'a mise dans une tombe avec un sacré trésor. Une fois mise en route, l'histoire en dépit du château, de la grand-mère invraisemblable qui vit comme une douairière continuatrice des buts de son mari ; une fois mise en route, cette histoire redevient algérienne. Avec toute la khalouta algérienne la plus récente. Un meurtre inexpliqué sur la personne du Père de Foucauld qui s'expliquera plus tard (imaginez-vous un Sahara algérien sans cet espion français et cette question est lourde de sens de savoir pourquoi et comment des Algériens acceptent que cet agent colonial entre leurs grilles symboliques et de représentation de ce Sud). L'arrière-grand-père des trois cousins aura tué le Père de Foucauld accusé de vouloir convertir les tribus touarègues qui l'accueillaient si bien. Dans le conte, les tribus touarègues le tenaient en si haute estime qu'elles rejetèrent hors de leurs relations et de leur commerce le clan ou la tribu accusée du meurtre. C'est le premier meurtre de l'intolérance et il est perpétré contre un chrétien par le père de celui qui essayera de faire rétablir la vérité. Le problème est que les médaillons sont essentiels pour la reconnaissance par la tribu de l'identité et de la mission des sauveurs qui auront bien du mal à reconstituer tous les secrets de l'énigme. Pour le reste, ce livre est bien écrit. Il est bien mené pour le suspense, pour l'intrigue et son développement. Lynda écrit avec ce souci du détail qui donne de la consistance au récit. Indubitablement, elle sait construire ses personnages, leur donner de l'épaisseur, de la présence, de la réalité. De ce point de vue, elle dépasse, de très loin déjà, quelques auteurs faussement établis. Son écriture est dépouillée. Elle nous amène dans l'intérieur des personnages par le simple jeu de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs réactions et de leurs attitudes. L'écriture de Lynda n'est pas verbeuse. Elle trouve des solutions littéraires à ses problèmes littéraires. Elle a réussi le pari d'une très bonne écriture. Elle a réussi un deuxième pari : parler des questions brûlantes de l'Algérie actuelle sous les formes bien menées de l'allégorie et de la parabole. Le poids de sa parole, de ses choix littéraires, de ses images et de ses raccords symboliques n'aura pas pesé sur les débats du festival. Ils auraient eu de quoi nourrir les interrogations. De quoi et comment rêvent les jeunes Algériens ? Que gardent-ils de nos héritages et quelle part du monde extérieur vit dans leur imaginaire ? De quoi parlent-ils et comment et qu'est-ce qui, en eux, est parlé à leur insu ? C'est à essayer de voir dans leurs textes comme dans leurs hargas, dans les morceaux dispersés de leurs identités. C'est déjà les entendre.