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Mouloud Mammeri, le tabernacle de lumières
Des universitaires revisitent l'œuvre du penseur et militant
Publié dans La Tribune le 10 - 03 - 2011

Si, de son vivant, l'écrivain a été mal aimé par les roitelets du parti, son œuvre aura été une quête infinie de vérité. Jaloux de sa liberté et doué d'un sens critique, l'homme a refusé les mors de toutes les chapelles. Qu'est-ce qu'on n'a pas fait pour empêcher son intelligence de nourrir la parole libre ? Injure, opprobre, exclusion, etc. Malgré toute l'armada bureaucratique et médiocratique d'un système inculte, l'homme n'a jamais renoncé à ce qui le fait être, le passionne : la vérité. Son parcours d'intellectuel est des plus riches : écrivain, grammairien, anthropologue. Cette trajectoire témoigne d'un itinéraire singulier et d'une rare générosité, souvent miné d'embûches et de difficultés. Nous voudrions par ses regards croisés, au-delà de la date anniversaire de sa disparition, - n'a-t-il pas appelé dans son ultime leçon (la Cité du soleil) à la fête, ce pays, ses femmes, ses hommes et ses enfants à célébrer la joie et à «essorer l'esclave» de l'homme ? - revisiter une œuvre, un parcours d'un homme qui a œuvré sa vie durant pour sauver la culture de l'oubli, du mépris et du génocide. N'est-ce pas aussi essentiel de relire la Mort absurde des Aztèques à l'heure où la globalisation de la bêtise fauche des pans entiers de cultures ? Faire re-découvrir la diversité des champs d'intervention de Mammeri, c'est aussi rappeler l'importance de son œuvre et ce qu'elle pourra apporter dans la manière de repenser le devenir des pays qui s'empoisonnent à force de mensonges. C'est dire aussi l'efficacité de la culture dans un monde où la politique a cessé d'inventer de nouveaux horizons.
Nabil Fares nous livre son témoignage d'écrivain, dont l'œuvre aussi bien littéraire et critique a compté ; Ramdane Achab, spécialiste de la question linguistique berbère, dit l'importance des travaux de Mammeri dans ce champ d'étude ; Tassadit Yacine parle de l'expérience de la revue Awal, du Ceram ; Rachid Bellil parle de Mammeri en qualité d'anthropologue, son parcours et son apport dans les études anthropologiques en Algérie et Saïm Voussad, maître de conférences à l'ENS d'Alger, revient sur la réception de l'œuvre de Mammeri ainsi que les lieux de son écriture.
Nabil Fares (écrivain, psychanalyste)
La Tribune : Comment et dans quelles conditions s'est faite la découverte de l'œuvre de Mouloud Mammeri ?
J'ai connu M. Mammeri lorsqu'il était professeur de lettres au lycée de Ben-Aknoun dans les années 1952-1953, je crois. Aussi, jusqu'à la grève des lycées de 1956, j'étais dans ce lycée mais dans des classes qui n'étaient pas celles où M. Mammeri professait. Ce professeur kabyle, agrégé de latin-grec, avait une bonne réputation et jouissait d'un grand respect auprès des lycéens. Je crois que l'administration, pour sa part, tendait l'oreille à ses cours. Je l'ai revu beaucoup plus tard à la Sorbonne en 1970 où il n'enseignait pas, mais où il avait été invité par notre groupe de recherche sur les littératures orales. Je venais de publier Yahias, pas de chance qui comportait alors au dos de couverture cet élément de présentation biographique que les éditions du Seuil d'alors m'avaient demandé et où l'on pouvait lire : «Nabil Farès, d'origine kabyle, Algérien avant et après l'indépendance de l'Algérie.» Mammeri avait partagé l'humour de cette présentation. Je l'ai rencontré quelques années plus tard lors de la constitution de la revue Awal et de l'association, créée pour lui, pour un séminaire d'enseignement à la maison des sciences de l'homme. Quant à son œuvre, le premier livre que j'ai lu était le Sommeil du juste puis la Colline oubliée et ensuite les autres œuvres romanesques au fur et à mesure de leur publication. J'avais été très frappé par son texte de théâtre sur les Aztèques qui me semblait être une parabole sur l'Algérie, son nationalisme simpliste qui recouvrait tout et empêchait une reconnaissance de la langue tamazight. Je veux dire son enseignement car il y avait une chaîne de radio en kabyle, certes, mais, l'enseignement c'était autre chose. Il a fallu que surviennent des évènements culturels comme Tafsut, le printemps de 1980, pour que quelque chose ait lieu, après répression.
Quelle a été son «impact» sur votre génération ?
Mouloud Mammeri a montré un chemin d'intelligence et de culture pour une partie de ma génération qui interrogeait le devenir de la culture dans une Algérie indépendante. Ce devenir devait comporter une reconnaissance éducative et intellectuelle qui devait échapper au ressentiment post-colonial et inscrire dans ses tablettes ses lois, ses qanouns, un pays, un territoire, certes, celui de l'Algérie, et de ses langues, ses trois langues parlées, écrites qui faisaient partie déjà du tissu culturel de l'Algérie et, surtout du tissu, de l'existence culturelle des habitants de l'Algérie. La politique post-indépendance ne devait pas amputer l'Algérie de ses langues issues d'une histoire ancienne, contemporaine et actuelle. Cette politique ne devait pas reproduire, sous prétexte de recouvrement authentique de la personnalité, le «diviser pour régner» et semer, ainsi, le trouble dans les nouvelles générations qui naîtraient en Algérie, qui parleraient, écriraient, connaîtraient ces une, deux et trois langues et d'autres encore moins «patrimoniales», si j'ose dire, mais tout aussi nécessaires pour le développement intellectuel, culturel scientifique, artistique du pays. M. Mammeri fut d'un grand courage et d'une très grande brillance intellectuelle que l'on peut caractériser comme une grande honnêteté, lucidité et compétence universitaire et universelle, un grand humaniste, un vrai romancier, un juste, un passeur de langues, d'histoires et de cultures. A ce titre, son œuvre continuera à influencer bien du monde à venir.
Saïm Voussad (maître de conférences à l'ENS d'Alger)
Quelle place occupe l'œuvre de Mammeri dans les études littéraires algériennes ?
Mammeri passe pour l'un des pionniers de la littérature algérienne à qui une critique tendancieuse a fait un procès que l'on pourrait qualifier d'extra-littéraire. Il ne s'agit pas de revenir sur la polémique suscitée par un certain nombre d'intellectuels nationalistes au lendemain de la parution de la Colline oubliée qui, comme chacun sait, a fait couler beaucoup d'encre car avec le recul, on peut dire que ces derniers, pris dans le climat de la guerre et tenus par sa discipline et, qui plus est, peu versés dans la chose littéraire, ne pouvaient faire qu'un jugement de valeur, au moment où justement la notion de l'engagement sartrien était en vogue et faisait des émules. Ils étaient donc d'une certaine façon dans leur rôle. Mais s'il y a lieu de faire un grief, c'est surtout à l'endroit d'une certaine critique universitaire érudite qui, tout en s'inscrivant dans une sorte de rente idéologique, a continué à dessein à nourrir la polémique comme si au fond le rôle de l'interprète était de demander des comptes à l'écrivain, faisant du coup passer la question de la littérarité, c'est-à-dire ce qui a trait à la spécificité littéraire proprement dite, au second plan. Comme tout écrivain digne de ce nom, Mammeri a toujours été jaloux de sa liberté. Aussi a-t-il refusé de se complaire dans les fausses vertus lénifiantes de l'art de commande, dont il savait qu'il n'était qu'une caisse de résonance de l'idéologie. Il en a payé, certes, un lourd tribut comme le montre son exclusion des manuels scolaires par exemple. Mais, en revanche, il ne s'est jamais démarqué de ce principe dont il a fait presqu'un credo. De cette liberté d'esprit si chère aux écrivains, toute son œuvre en témoigne dans la mesure où elle est incarnée même dans son écriture. Parce qu'on n'a pas été attentif justement à la manière dont s'exprime cette liberté dans son œuvre, quand on ne l'a pas tout simplement occultée bien sûr, on est passé à côté de l'essentiel. On oublie, en effet, souvent que l'œuvre ne décrit pas le monde, mais elle le dit et c'est ce dire qu'il y a lieu d'interpréter et d'interroger. Il arrivera alors qu'à travers ses interstices et au revers des signes que nous
touchions à la grande histoire avec sa grande hache.
Dans vos recherches, vous insistez sur un aspect important dans l'imaginaire maghrébin et africain, la question du nom. Qu'est-ce qui a motivé votre lecture ?
Des lieux et des noms propres comme Taassast ou Tamgout, pour ne citer que ces deux exemples, s'avèrent être de véritables creusets d'écriture. De par le potentiel symbolique qu'ils renferment, ces lieux élus, célébrés à outrance par l'auteur, se présentent comme des répertoires de l'imaginaire à travers lesquels se médite le dire mammerien. C'est pourquoi ils sont souvent intimement liés au destin des personnages.
Tassadit Yacine (anthropologue, directrice au EHESS)
Pouvez-vous nous parler du rôle que Mammeri a joué dans le lancement du centre d'études et de recherche amazighs (CERAM) et de la revue Awal à Paris ?
Mouloud Mammeri a joué un rôle important dans la fondation de la revue Awal et du CERAM pour des raisons évidentes. C'était le plus ancien dans la recherche, le plus engagé et, de surcroît, détenteur d'un capital symbolique reconnu dans le champ des études berbères. Nous sommes dans les années post-80. l'ancien CRAPE a été vidé de beaucoup de ses chercheurs les mieux formés. Cette situation a été vécue par beaucoup d'entre nous comme un véritable drame, une impasse pour la culture berbère. Pour Mammeri, il fallait absolument que la culture puisse se développer dans un environnement scientifique à l'instar des autres cultures et Paris devenait ainsi le lieu privilégié. Autour de Pierre Bourdieu (directeur d'études à l'EHESS et professeur au Collège de France) et de Clemens Heller (administrateur de la fondation MSH), a été créée la revue Awal (initiée par Bourdieu, son nom n'a pas été évoquée pour des raisons politiques) et un centre de recherche (CERAM) hébergé par la MSH. Le fait que je sois en thèse avec Mohammed Arkoun et Pierre Bourdieu et de surcroît vivant à Paris, je me suis portée volontaire pour m'en occuper à plein temps. Il faut savoir que la revue et tout ce qui a été fait autour sont le produit du bénévolat. Les aides financières n'étant pas toujours au rendez-vous.
Pierre Bourdieu et Mouloud Mammeri ont dialogué autour de la poésie kabyle ancienne, de l'anthropologie et de l'ethnologie. Quel effet a suscité ce dialogue dans le champ d'études du monde berbère et des sciences sociales en général ?
Question un peu vaste et un peu provocatrice. Je crois que ces deux publications sont d'une extrême importance. Il faut attendre plusieurs années avant de voir des textes aussi travaillés, réfléchis, etc. L'implication de Bourdieu à cette période a été très importante et a donné beaucoup de prestige à la revue et aux études berbères dans le champ scientifique en général. Il faut aller en Allemagne ou aux Etats-Unis pour découvrir cet intérêt. Dans les études berbères, cet impact n'a pas été déterminant dès lors que les berbérisants berbérophones en particulier n'étaient pas très branchés sur l'anthropologie et sur la littérature, mais plutôt la linguistique. Il faut espérer que les jeunes générations soient différentes de celles des années quatre-vingt très marquées par la revendication politique.
Ramdane Achab (linguiste et éditeur)
L'apport de Mammeri dans les études du domaine berbère est essentiel à la fois par sa réflexion et ses travaux. En spécialiste de la question, pouvez-vous nous en parler ? Quelle est la place de cet héritage dans ce domaine d'études ?
Je me limiterai, en ce qui me concerne, au domaine de la langue, laissant à d'autres le soin de vous répondre sur l'apport de Mammeri dans les domaines de la littérature en général, de la littérature berbère et de l'anthropologie, plus particulièrement de ses travaux de sauvegarde, d'analyse et de valorisation de la poésie traditionnelle.Dans le domaine de la langue, plusieurs décennies avant l'institution universitaire, Mammeri a le premier engagé la recherche linguistique berbérisante sur les questions de l'aménagement interne de la langue, opérant ainsi une rupture qualitative avec une tradition qui, pour des raisons historiques, était avant lui essentiellement descriptive. Ce travail, il l'a fait d'un point de vue pratique, sans élaboration théorique rendue publique, mis à part quelques brèves préfaces accompagnant les travaux publiés, ce qui ne veut pas dire sans réflexion en amont.Ce travail a porté sur les deux aspects suivants de l'aménagement linguistique.1- Fixation d'une norme usuelle de notation de la langue berbère en caractères latins : Mammeri n'a pas créé cette norme ex nihilo. Il s'est basé essentiellement sur le système de notation élaboré et utilisé à partir du milieu des années 1940 par les pères blancs, le père Dallet notamment, dans les publications du fichier de documentation berbère. Mammeri a apporté quelques modifications à ce système : choix des caractères alphabétiques (la lettre «x» par exemple), unification de la notation des occlusives et des spirantes correspondantes, limitation de la notation de l'emphase, une notation différente des vélaires, regroupement d'unités destinées à éviter une trop grande atomisation de la notation (par exemple «nom de parenté» et «suffixes possessifs»), etc. Ce système de notation usuelle, il le rend public dans les cours de langue et de civilisation berbères qu'il donne à l'Université d'Alger, à travers la première édition des Isefra de Si Muhend-u-Mhend édité en France, un Précis de grammaire berbère imprimé à Alger dans les années 1970, Tajerrumt n tmazight en 1976 et dans tous les ouvrages qu'il publiera par la suite.
Cette norme usuelle, quelquefois appelée «norme Mammeri», a eu rapidement un large succès auprès du grand public d'abord, auprès des institutions universitaires ensuite. Si les caractères alphabétiques sont aujourd'hui admis par les usagers de l'écriture en notation latine, des modifications dans le traitement de certains phénomènes de segmentation et d'assimilation phonétique, notamment, ont été apportées à cette norme depuis une vingtaine d'années par des linguistes soucieux d'une plus grande restitution à l'écrit des données linguistiques pan-berbères, au prix de reconstructions qui sacrifient au passage certaines réalisations phonétiques régionales.
Lorsqu'il est arrivé à Mammeri de justifier ce choix des caractères latins, il l'a fait en n'évoquant que des raisons d'ordre pratique. Cependant, dans sa pratique personnelle, dans ses publications, dans son expression publique, il a toujours réservé une place à l'alphabet tifinagh. Il lui arrivait de dédicacer ses ouvrages en signant son nom en alphabet tifinagh. Il fait figurer cet alphabet dans la grammaire berbère Tajerrumt n Tmazight, à côté de l'alphabet en caractères latins. Dans la dernière conférence qu'il a tenue à l'Université de Tizi Ouzou, en décembre 1988, à la question récurrente du choix de l'alphabet, il répondit, d'ailleurs à la surprise de ses plus proches collaborateurs, que la langue berbère devait être notée «de préférence» avec l'alphabet berbère, c'est-à-dire l'alphabet tifinagh.2. Le deuxième aspect est celui de l'aménagement ou plus précisément la modernisation du lexique et l'élaboration de terminologies de spécialité.Dans ce domaine également, il n'y a pratiquement pas d'écrits théoriques. En guise de textes méthodologiques, quelques préfaces, avant-propos ou avertissements, courts en général, où sont exposés rapidement les objectifs pratiques poursuivis, les procédés de création lexicale utilisés, ainsi que quelques considérations d'ordre général sur le lexique traditionnel et les besoins lexicaux.Deux travaux sont à signaler :- Tajerrumt n tmazight (1976), qui est une grammaire de la langue berbère (kabyle, plus précisément) en berbère, et qui contient la terminologie de spécialité correspondante (environ 180 termes) que Mammeri dévoilait déjà dans ses cours.- L'Amawal n tmazight tatrart - Lexique de berbère moderne (Alger, 1974), élaboré sous sa direction par une équipe de quatre étudiants, qui contient près de 2000 termes censés répondre aux besoins de la langue berbère en termes abstraits, en termes de civilisation d'une façon générale. Pour ce travail de création de néologismes, la démarche est pan-berbère, en ce sens que Mammeri fait appel à toutes les variétés du berbère, celles en tout cas pour lesquelles la documentation est disponible. Il utilise les procédés traditionnels de création lexicale, mais il introduit en plus une batterie de préfixes et de suffixes destinés à régulariser les classes de termes. Si l'introduction de nouveaux préfixes avait déjà été expérimentée avant, à petite échelle, au milieu des années quarante, Tajerrumt et l'Amawal lui donnent une place autrement plus importante en tant que technique de fabrication de néologismes, apportant ainsi un changement qualitatif dans le dispositif d'ensemble de génération lexicale. Plus encore, l'ensemble des différents procédés et autres techniques introduits par Tajerrumt et l'Amawal s'imposera très vite comme la solution idoine de la fabrication des néologismes. Car au-delà du succès de telle ou telle unité lexicale particulière, le succès de Tajerrumt et de l'Amawal est aussi méthodologique, en ce sens que ces deux nomenclatures sont considérées d'emblée comme des modèles, pas nécessairement dans le choix particulier de tel ou tel néologisme, mais dans les techniques qui ont été versées à leur construction.
Il faudrait évoquer aussi l'impact psychologique de ces deux nomenclatures auprès du grand public : elles ont apporté la preuve concrète que la modernisation du lexique berbère était possible.Ces travaux fondateurs ont joué un rôle d'impulsion pour l'élaboration d'autres terminologies de spécialité et contribué à faire entrer les questions d'aménagement linguistique au sein de l'institution universitaire. Enfin, dans le domaine plus traditionnel de la lexicographie, il faut signaler que Mouloud Mammeri a cosigné avec Jean-Marie Cortade un Lexique français-touareg qui est un précieux complément au volumineux Dictionnaire touareg-français de Charles de Foucauld, et qui permet, à partir de ses entrées en français, de consulter plus aisément celui-ci.

Rachid Bellil anthropologue, directeur de recherche au CNRPAH, ex-CRAPE, Alger
Bien qu'il soit connu comme écrivain, grammairien, Mammeri est aussi anthropologue. Un aspect très peu connu de son œuvre. Pouvez-vous nous en parler ? Quel est l'apport de Mammeri dans les études anthropologiques algériennes ?
Aborder la question du rapport de Mouloud Mammeri à l'anthropologie semble, de prime abord, difficile dans la mesure où il n'a pas lui-même consacré d'écrit sur cet aspect de sa production. L'une des rares fois où il s'est exprimé sur ce point, à ma connaissance, c'est lors d'un entretien radiophonique à la Chaîne III de la radio algérienne. Au journaliste qui le présente comme écrivain, poète, auteur de recueils de contes, linguiste et anthropologue, Mouloud Mammeri répond :«Quand vous dites que je suis linguiste ou bien anthropologue, en réalité, ce n'est pas tout à fait vrai, enfin je ne suis pas spécialiste de ces sciences-là. J'ai été amené à en faire un petit peu parce que justement ça intéressait notre peuple d'une façon générale. Je considérais que ces deux façons de l'aborder, à la fois l'anthropologie et la linguistique, étaient essentielles : c'étaient deux perspectives, deux démarches qu'il fallait absolument […] entreprendre. Ce qui fait que j'ai fait un peu par la bande de la linguistique et un peu par la bande de l'anthropologie.» (1) Comme on le voit, la réponse de Mammeri n'est pas franchement positive et on peut considérer que sa gêne ou sa réticence à s'accorder un statut de spécialiste de l'anthropologie relève pour lui non pas de la modestie ou de la coquetterie, mais d'un fait puisqu'il dira qu'il est venu tardivement à cette discipline. C'est, en effet, comme directeur du Centre de recherche en anthropologie, préhistoire et ethnographie (à partir de 1969) que Mouloud Mammeri côtoiera quotidiennement des chercheurs de ces différentes disciplines scientifiques. En étudiant la société surtout à partir de la production poétique transmise oralement, on peut dire rétrospectivement que Mouloud Mammeri fut le précurseur de ce que l'on appelle maintenant le patrimoine culturel immatériel (qui inclut les langues transmises essentiellement par le biais de l'oralité).Comme chacun le sait, l'un des fondements de la démarche anthropologique (ou ethnologique) consiste dans la démarche qui amène le chercheur à faire du terrain pour recueillir ses propres matériaux, ce qui l'oblige à demeurer durant une période plus ou moins longue parmi les gens auprès desquels il mène son enquête. Durant une longue période et pour des raisons évidentes, cette discipline était le fait des chercheurs occidentaux qui s'en allaient étudier les peuples que l'on caractérisait comme «exotiques», c'est-à-dire différents des Occidentaux. Il y avait, d'un côté, le «nous» des Européens et Américains du Nord et les «autres». Et c'est le processus d'acculturation qui, de par la situation coloniale, a contraint des autochtones à étudier dans les universités des pays colonisateurs et dans la langue dominante de ce dernier, qui débouchera, plus tard, sur des tentatives plus ou moins réussies de relance de la démarche anthropologique dans le contexte de la recherche nationale. Cette reprise par certains chercheurs de la méthode anthropologique n'a pas été dénuée de critiques menées par les tenants d'une certaine «orthodoxie» nationaliste qui s'appuyait sur le rejet de tout ce qui venait de l'ancien monde colonialiste. C'est ainsi qu'en Algérie même, l'anthropologie fut condamnée (même si cela fut plutôt théorique) comme discours idéologique accompagnant le fait colonial. De cela, Mouloud Mammeri est très conscient quand il tient à dire, lors du même entretien :«Pour une société comme la nôtre, l'anthropologie est un excellent moyen. Ceci dit, je n'ignore pas tout ce que l'on reproche à cette science dans des pays comme le nôtre, et je crois dans notre pays beaucoup plus que dans n'importe quel autre pays du monde.»Mais cette «appropriation» de l'approche anthropologique par des chercheurs autochtones, qui ont connu la période coloniale et sont donc issus des sociétés ou peuples «ethnologisés», n'est pas sans poser de problèmes. Mammeri en est aussi conscient et il le dit dans un autre entretien avec Pierre Bourdieu : «Je ne parle pas des problèmes classiques qui se posent à l'ethnologue, mais je pense à un point plus précis. Il y a maintenant une ethnologie ou anthropologie algérienne et, d'une façon plus circonscrite, kabyle, berbère. Mais, pour quelqu'un qui est issu lui-même de la société kabyle, il est évident que cela pose un problème particulier. Etant donné que c'est sa propre société qu'il étudie, je me demande quel est le degré de validité des conclusions qu'il peut en tirer (2).»Nous avons, peut-être, ici, une indication méthodologique susceptible d'éclairer le manque d'empressement dont faisait preuve Mammeri, plus haut, à se situer clairement comme anthropologue professionnel.Mais, Mouloud Mammeri ne s'est pas limité à l'étude de la Kabylie ; il a porté son regard plus loin dans le monde berbérophone et plus particulièrement sur une série de communautés zénètes vivant dans les ksour du Gourara (Sahara algérien). Ce que lui-même tire comme enseignements de cette expérience est digne d'intérêt.A partir d'une réflexion sur sa propre pratique du terrain, auprès des communautés zénètes du Gourara, Mouloud Mammeri reprend la question de l'acculturation et de la position de l'anthropologue vis-à-vis d'elle. Cet auteur en vient à distinguer entre une première forme d'acculturation mise en œuvre par un agent extérieur, à savoir l'Occident (sous sa forme coloniale) et une seconde forme qui est postérieure au processus de décolonisation et qu'il appelle l'acculturation «indigène». Cette seconde forme d'acculturation est évidemment celle qui est pratiquée par le pouvoir politique et le gouvernement de l'Etat qui vient d'accéder à l'indépendance et dont l'une des premières préoccupations vise à la restructuration des différents niveaux de la société dont le champ culturel et linguistique. Dans ce cas de figure, la même personne, en l'occurrence Mouloud Mammeri, peut se prévaloir du statut de témoin des deux phases du processus d'acculturation. Il écrit :«Ma position personnelle par rapport à l'acculturation des Gouraris ne peut pas être absolument neutre. Même si […] je m'astreignais […] à l'analyse la plus exacte, la moins biaisée possible, je n'ai pas pu éviter, les années passant, de me sentir impliqué dans un phénomène que j'avais cru un moment pouvoir disséquer en observateur extérieur. L'histoire d'une culture gourarie livrée mal armée à une agression venue du dehors, fut-elle la mieux intentionnée du monde, était celle de ma culture d'origine, la culture kabyle, confrontée mutadis mutandis, à peu près aux mêmes conditions, celles d'une culture à la fois vivante et dénuée de légitimité (3).»On retrouve ici la question fondamentale pour le chercheur autochtone qui tente de résoudre le «problème de méthode» suivant : comment analyser avec le maximum d'objectivité et avec le statut «d'observateur extérieur» des communautés qui se trouvent dans la même société ? Or, à regarder de plus près, il se trouve que Mouloud Mammeri ne se situe plus ici au niveau de la société algérienne globale, mais à un niveau inférieur et nécessairement plus profond, celui des configurations culturelles dotées d'une homogénéité forgée par une
longue tradition héritée du passé et ancrées dans des espaces bien définis.Partant de ce point de vue, l'auteur en arrive à établir une certaine homologie entre les situations vécues par sa culture d'origine (celle de la Kabylie), dont l'acculturation est déjà ancienne, puisque liée à la confrontation avec le colonialisme français au moins depuis 1857, et la culture gourarie qu'il étudie durant les années 1970 et qui vit un processus d'acculturation accéléré depuis l'indépendance de l'Algérie, en 1962. Ces deux cultures ont en commun le fait d'être «vivantes», mais «dénuées de légitimité». Ce déficit de légitimité gravite essentiellement autour de l'absence d'une tradition écrite reconnue aussi bien dans le champ national qu'international. Dans ce contexte de faible légitimité, les communautés locales se trouvent pour ainsi dire fragilisées dans leurs relations avec l'acteur extérieur qui leur impose le changement culturel, mais aussi économique, social, politique, etc. Le chercheur qui vient du centre se trouve d'emblée à un niveau supérieur dans la relation avec les communautés locales puisqu'il est, qu'il le veuille ou pas, assimilé à cette autorité centrale. Mammeri écrit :«Au début, les Gouraris nous ont considérés - et ce n'était que partiellement faux - comme une projection, presque des agents du pouvoir : le chérif, maître réel de cette petite oasis, où il nous a très bien reçus, avoue sans ambages que si nous ne lui avions pas montré la lettre qui en nous accréditant nous reconnaissait, il ne nous aurait jamais accueillis (4).»Dans la première phase, durant laquelle se noue la relation entre le chercheur venu du Centre (c'est-à-dire d'Alger) et les communautés locales, les frontières sont bien délimitées : l'anthropologue doit être autorisé par le centre politique et administratif à se rendre dans la périphérie, muni de ce que Mammeri appelle joliment une «lettre d'accréditation», mais qui est en fait un «ordre de mission», pour y poser des questions, recueillir et enregistrer la parole des locaux, les photographier ou les filmer, etc. Il arrive également qu'une fois au chef-lieu de l'APC ou de la daïra dans laquelle il mène son enquête, le chercheur soit tenu d'effectuer une visite de courtoisie auprès des autorités locales. Lors de cette entrevue, ces autorités peuvent remettre au chercheur une lettre recommandant au responsable (mesyul) du ksar ou de la tribu de fournir toute l'aide au chercheur, ce que s'empressaient de faire ces responsables car si le chercheur se plaignait à l'autorité d'un mauvais accueil de leur part… Avec l'évolution de la relation, l'investissement personnel du chercheur sur le terrain et sa reconnaissance en tant que tel par les communautés locales, et non plus comme représentant du centre, aboutit à une transformation qualitative du lien. L'empathie éprouvée par le chercheur venu d'Alger se transforme presque en processus d'identification/fusion avec les communautés zénètes. Mammeri écrit :«Je percevais du phénomène que j'avais à étudier des données profondes, des éléments vrais, qu'aucune analyse, si méticuleuse fût-elle, ne pouvait livrer, justement parce que dans mon cas, le soubassement culturel, pour l'essentiel identique, faisait que par beaucoup de côtés, j'étais un Zénète du Gourara.» (5) On voit comment la position d'extériorité de départ et l'exigence méthodologique de froide neutralité débouchent, après un contact suivi avec les communautés sur lesquelles portait l'enquête, à la mise en évidence d'une quasi-identification avec les Zénètes du Gourara. Cette identification repose sur la découverte par l'anthropologue de l'existence d'un même substrat culturel et du même vécu (à nuancer bien sûr) du processus d'acculturation imposé par une autorité politique dominante, entre sa culture d'origine et celle qu'il étudie.Il faut bien voir que la mise en évidence de ce fait ne provoque pas, de la part de Mouloud Mammeri, le constat d'une quelconque faillite méthodologique, mais relève plutôt d'une sorte de grâce pour celui qui cherchait justement à promouvoir une reconnaissance nationale et internationale de ces cultures berbères enchâssées dans leur environnement local, c'est-à-dire à essayer de les relégitimer.
A. L.
Bibliographie
[1] Entretien radiophonique à l'émission «Viatique pour la nuit» de Kadri Agha et Dounia Hamoutène, Chaîne III, diffusée le 22 janvier 1989, in Mouloud Mammeri, Ecrits et paroles, CNRPAH, Alger, 2008, tome II, p. 242.
[2] Entretien de Mouloud Mammeri avec Pierre Bourdieu Du bon usage de l'ethnologie, in Mouloud Mammeri, Ecrits et paroles, op. cité, tome II, p. 85.
[3] Mouloud Mammeri Culture du peuple ou culture pour le peuple, Awal, cahiers d'études berbères, n°1, 1985, éd. de la Maison des sciences de l'Homme, Paris, p. 32.
[4] Ibid, p. 33.
[5] Ibid, p. 33-34.


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