Au fond, la réconciliation nationale se doit de se cristalliser autour d'une devise forte et simple : nous aimer davantage et suffisamment pour vivre ensemble fraternellement et solidairement. Nous concrétiserions ainsi à l'échelle de la société le Hadith du prophète nous ordonnant d'aimer pour l'autre que ce nous aimons pour nous-mêmes. La tolérance, le pardon et l'amour de l'autre sont les facettes d'une même devise présente au cœur du message coranique et orne le fronton de l'enseignement du Prophète. L'esprit ainsi débarrassé des mors qui le brident peut tout entier se tendre pour se consacrer au bien (el maârouf). Un amour créatif, celui-là même qui inspira, dans un autre registre, Martin Luther King quand il déclare : « We must meet hate with a créative love. » La mise en œuvre de cette injonction dans l'Islam d'aimer les hommes pour l'amour de Dieu nécessite l'adhésion à des principes que je formulerai aussi simplement que possible : Primo : Les limites de la liberté de chacun se confondent avec les seules lignes de démarcation de la liberté des autres concitoyens. Chacun est libre de penser, de s'exprimer et d'entreprendre. Lorsque nous sommes plusieurs à prendre ces libertés, une certaine discipline et une procédure s'imposent à nous : c'est la choura, c'est la démocratie. Deusio : la diversité de notre paysage politique assure la pérennité de la nation. A l'image de la diversité génétique qui confère suffisamment de souplesse aux espèces pour survivre aux conditions les plus périlleuses. Dans notre catéchisme, n'apprenons-nous pas que les divergences entre les savants sont une miséricorde divine pour les hommes ? Pourquoi nous interdirions-nous d'étendre cette jurisprudence aux hommes politiques qui assument un rôle utile et indispensable pour la société ? Tertio : l'Islam, l'arabité et l'amazighité, ces composantes de la nation si elles ne sont la propriété de personne, doivent néanmoins être respectées par tous. Une réconciliation nationale réussie instaurerait une culture du consensus. C'est cette prédisposition à la production du consensus, cher à Ahmed Benbitour, qui catalyse le progrès et le développement dans les sociétés avancées. Pour être féconde et porteuse d'une espérance, la réconciliation nationale doit tordre le cou à quelques inepties qui de manière sournoise se sont érigées en une doctrine locale sur la démocratie. « L'annulation de la procédure électorale nationale n'implique pas 1'arrêt du processus de démocratisation. » C'est ce que nous avions entendu dire en janvier 1992. En vérité, il ne peut y avoir de démocratie en dehors de la volonté populaire. Et jusqu'à la dernière élection présidentielle, la démocratie chez nous ressemblait plutôt à une mascarade orchestrée par des décideurs occultes. Ce fut une période où la voracité et la cupidité d'opportunistes sans vergogne se sont déchaînées. Une des justifications les plus scabreuses pour invalider des élections consistait à mettre en exergue le fait que la majorité des votants pour le FIS ne couvre pas la majorité de l'électorat. Ce type d'argument doit être dénoncé pour ne plus se perdre dans les méandres d'une conception spécifiquement algérienne de la démocratie. Sinon, nous persisterons à donner aux abstentionnistes, se vautrant dans leur lit douillet le vendredi matin, la primauté sur les votants accomplissant leur devoir citoyen. Quant à l'accusation de fraude électorale du gouvernement en charge de la consultation de décembre 1991 au FIS, parti d'opposition, elle était si inédite qu'elle désespérait les plus crédules. Enfin, m'interdisant de faire de la politique-fiction, j'ignore de quoi l'Algérie a été sauvée en 1992. En revanche, je constate dans quel enchevêtrement quasi inextricable de problèmes que l'intrusion intempestive des militaires dans la gestion politique du pays nous a placés. Abdelhamid Mehri avait déploré en son temps qu'on mobilise l'armée contre le peuple. Hocine Aït Ahmed avait, lui aussi, très tôt souligné l'inadéquation entre la nature de la crise politique et la méthode policière retenue pour la résoudre. Islam et laïcité Un débat salvateur sur la réconciliation n'autorise pas de louvoyer autour de certains tabous. La place de l'Islam dans la société et son importance dans le fonctionnement de l'Etat constituent des points inévitables. Une réflexion profonde et à voix haute doit se déployer autour du concept de la religion d'Etat et de la laïcité. Il existe un tel amalgame dans les esprits entre laïcité et modernité, d'une part, et entre modernité et modèle occidental de société, d'autre part, que nous avons vraiment besoin de débroussailler les chemins que nous voulons emprunter. Notre entendement de musulmans est imperméable à la notion de laïcité. En effet, si les citoyens sont ces entités physiques, produits d'une civilisation, porteurs d'une culture et mus par une foi et des sentiments, sur la base de quel principe démocratique peut-on exiger de leur écrasante majorité qu'elle se déleste de sa spiritualité dans les vestiaires de la République. Inversement, il n'est pas concevable que cette même république puisse exclure des citoyens dont la spiritualité n'est pas teintée de vert. Pour la clarté du débat, les militants forcenés de l'intrusion de la laïcité dans notre univers seraient assez bien inspirés de nous définir quel type de laïcité entendent-ils faire revêtir à la République algérienne. D'où devrions-nous l'importer ? Des Etats-Unis où les partis religieux ont joué un rôle prépondérant dans la création de l'Etat fédéral et dont le président, aujourd'hui réélu, se déclare sans ambages être investi d'une mission divine ? De France, fille aînée de l'Eglise. Eglise qui s'est confortablement installée dans l'antichambre de la République par crainte d'être violemment emportée par l'impétueuse révolution française ? Aujourd'hui, l'Etat français, s'il exclut l'enseignement catholique de l'école publique, le finance dans le secteur dit privé. On sait ce qui est advenu des tentatives de réforme d'Alain Savary en 1984. La France qui mobilise toutes ses énergies pour empêcher quelques jeunes lycéennes de se conformer aux préceptes de leur religion malgré un avis du Conseil d'Etat saisi par Jospin. Un pays où, semble-t-il, il n'existe aucun principe juridique qui puisse dissuader les entreprises de contrarier le jeûne des travailleurs en leur refusant tout aménagement raisonnable des horaires de travail pendant le mois sacré du Ramadhan. Un pays où toute une communauté est cantonnée à faire ses prières dans « des catacombes et des garages, à l'image des premiers chrétiens persécutés », faisait remarquer récemment Noël Mamère, le leader des Verts, sur I. Télé. De la vieille Angleterre, plus libérale, mais où la reine est aussi chef de l'Eglise anglicane ? D'Italie où la République se mire en permanence dans les yeux du Vatican pour vérifier si elle est sortable ? De la Sainte Russie, aujourd'hui revigorée et observant consentante les massacres impitoyablement sanguinaires de Poutine envers les Tchétchènes. De la très catholique Pologne ? Autre solution, autre modèle, celui de l'armée turque, chargée de veiller à la stricte observance de cette laïcité qui apparaît, à plus d'un égard, comme une religion nouvelle. C'est alors à une sorte de haut comité de sécurité où les généraux prédominent que l'on confierait l'exercice de la démocratie. En réalité, la laïcité n'est pas une dimension absolument nécessaire à l'exercice de la démocratie ni une condition sine qua non pour garantir les libertés individuelles. La laïcité que l'on cherche à prescrire aux sociétés musulmanes ressemble, à plus d'un titre, au bon vieil anticléricalisme des révolutionnaires français. Beaucoup de pseudo-intellectuels sous-traitent dans leurs discours des vocables qu'ils n'ont eux-mêmes pas digérés. Fondamentalisme, intégrisme, islamisme, laïcité sont allègrement utilisés à toutes les sauces en dehors de toute pensée philosophique et politique harmonieuse. Ces concepts sont, sans exception, forgés dans des creusets culturels et idéologiques identifiables. Leurs concepteurs se particularisent par leur aversion et leur arrogance parfois déclarées vis-à-vis des valeurs arabo-musulmanes. Dans une diatribe publiée dans El Watan pour tancer les intellectuels marocains qui auraient commis un crime de lèse-je-sais-qui en s'immisçant dans le fameux débat du « qui tue qui », notre général national Nezzar soulignait son respect et son amitié pour faux philosophes que sont Bernard-Henri et Levy et Glusckman en leur reconnaissant une sorte de droit d'ingérence. Le général exhibait là un intellectualisme bon chic bon genre. Maurice Clavel (3), leur autre compère ethnocentrique, écrivait : « Le christianisme, le judéo-christianisme, est la seule religion humaine, à la fois révélée et historique, la seule histoire absolue. » Voilà où va l'admiration de notre général ! Voilà où il s'approvisionne, dans un supermarché de doctrines clés en main où on confond pensées philosophiques et marketing pour des idées encore plus éculées que l'anti-marxisme primaire qui les a fait connaître. Qu'Alain Finkielkraut se promet de « carboniser » Tariq Ramadan, accusé d'antisémitisme pour avoir critiqué les « nouveaux intellectuels communautaires » ne soulève pas d'indignation particulière. La vague anti-intégriste Envisagerait-il de remettre en service les fours crématoires nazis de triste mémoire ? Claude Imbert du point revendiquant sur LCI son islamophobie n'a pas scandalisé outre mesure nos laïcs. Et que dire de Rachid Mimouni, répondant à Patrick Poivre d'Arvor (TF 1) sur son plateau du 20 h ? Eludant la question posée par le journaliste sur le fait de savoir s'il figurait ou pas sur une liste répertoriant les personnalités ciblées par des assassinats, découverte par les services de sécurité, Mimouni affirma : « De toute façon, vous savez chaque mosquée a sa propre liste. » Insistant sur le traitement politique de la crise algérienne, PPDA se demande si « le dialogue est tout de même possible avec des islam istes modérés ». Et voilà qu'offusqué, la réponse péremptoire de Mimouni jaillit spontanément : « Dire qu'il existe des islamistes modérés, c'est admettre qu'il existe aussi des nazis qui puissent l'être. » Mimouni qui fut qualifié par Boudjedra, sur la télévision algérienne, d'écriveur de discours en 1989, couvre les mosquées d'Algérie d'opprobre et fait l'affront à des millions de musulmans sans faire de vagues dans les obscurs salons du terrorisme intellectuel. Seul Tahar Ouattar, à ma connaissance, avait réagi contre cette incroyable insolence de blesser indûment la sensibilité de millions de musulmans. Les positions courageuses de ce dernier ont fini par lui coûter la parole dans les médias algériens. Malheureusement, hormis le monologue stérile des intellectuels qui ont fait le choix de surfer sur la vague anti-intégriste, il n'y a jamais eu de débat libre qui aurait fait affronter des intelligences antagonistes mais pas forcément ennemies pour éveiller les esprits à des solutions opérationnelles et permettre la maturation des choix éclairés chez les citoyens. Réconciliation nationale, seulement ? Au-delà de la problématique nationale, l'Algérie est tout à fait apte à jouer un rôle moteur pour réconcilier les musulmans avec la démocratie. Pour peu que l'exercice du pouvoir qu'elle adopterait mette en exergue l'absence d'incompatibilités entre l'Islam et le fonctionnement démocratique de la société. Plus que ça, la démocratie est susceptible d'être revendiquée comme une valeur islamique. Le Prophète Mohamed, que la Grâce et le Salut de Dieu soient sur lui, n'a-t-il pas été envoyé pour parfaire les valeurs les plus nobles de l'humanité ? Pourquoi rejetterions-nous une pratique sous prétexte qu'elle est entachée d'hellénisme d'autant qu'elle a été magistralement fixée dans la loi fondamentale du gouvernement de Médine ? Première Constitution écrite au monde, elle le fut sous l'autorité directe du Prophète. L'antinomie entre Islam et démocratie est une idée-clé du Choc des civilisations de Samuel P. Huntington « où le fondamentalisme protestant est à l'œuvre ; il n'y a de bonnes lectures que celles de la Bible, l'Occident doit se défendre contre toutes les autres cultures, les Etats-Unis ont une mission rédemptrice », écrit Pierre Morville, dans le Quotidien d'Oran du 20 février 2004. Cette mission consiste notamment à la création du Grand Moyen-Orient, c'est-à-dire une entité géographique expurgée de l'Islam. La religion de la quasi-totalité des populations serait marginalisée par les forces « démocratiques » que Bush installerait, à coup de missiles Tomahawk et de bombes à fragmentation pour mettre au pas les plus récalcitrants et inciter les indécis à bien choisir. Paul Bremer, dans ces conditions et sous la protection de l'armada américaine, peut dicter aux Irakiens leur Constitution. Assurément, G.W. Bush, en criant sur tous les toits sa volonté d'incarner le bien pour mener sa guerre sainte contre le mal, est plus qu'un « mauvais élève ! ». Est-ce trop lui demander de cogiter cette prédiction de Goethe (4) : « Tôt ou tard, nous devrons professer un Islam raisonnable. » La fatuité berlusconienne qui s'est exprimée sur la supériorité de sa civilisation n'a davantage pas déchaîné de réactions politiques significatives. Une réplique saine serait de dire à Bush et à ses apôtres : « Bas les armes ! Et discutons calmement pour voir où se trouve le mal absolu et qui est porteur de valeurs capables de l'endiguer. » Chiche ! On verrait alors qui sont ces chantres des « idéologies meurtrières » dont parle Bush. On peut commencer à verser dans le dossier le sondage réalisé pour le compte de la Commission européenne faisant ressortir que 59% des Européens désignent Israël comme la première menace pour la paix dans le monde. Berlusconi a d'ailleurs exprimé à Sharon sa compassion en lui disant son indignation qu'une large majorité d'Européens pense ainsi. Une seconde pièce intéressante est constituée par l'avis, très autorisé, que Bill Clinton avait développé dans un article dans le journal français Libération (5). Il dit : « L'armée américaine est la seule superpuissance militaire au monde. Nous sommes à même de remporter n'importe quel conflit militaire par nos propres moyens. En revanche, nous ne sommes pas capables de (re)construire la paix sans appui extérieur. » L'inaptitude à la paix est sans doute le signe précurseur de l'écroulement aussi imperceptible qu'inéluctable des empires pharaoniques. C'est ce qu'on pourrait proposer comme réponse à BilI Clinton qui s'interroge dans cet article sur les leçons à tirer du constat qu'il fait. Le rapport d'Amnesty International 2004 est encore plus criant d'éloquence. On y lit que « Washington porte atteinte à la justice et à la liberté et rend le monde moins sûr ». Les visées sécuritaires des Etats-Unis se « révèlent, selon A. I., dépourvues de principes et de clairvoyance ». Qu'il s'agisse des droits de l'homme ou du citoyen, l'Islam est le premier à favoriser leur promotion. Choura ou démocratie ? La polémique née autour de la sémantique relative à ce type de fonctionnement est stérile. La controverse idiote est née, chez nous, d'un prêche célèbre de Ali Benhadj, décrétant que la démocratie est illicite. Il est vrai qu'il existe une perception nuancée de la notion de démocratie en fonction de la foi et de la culture de chacun. Cependant, si effectivement la souveraineté absolue est divine, en quoi ce credo me dicte de rejeter le suffrage universel et de placer ma confiance en un seul homme, irascible et écervelé de surcroît comme l'est Benhadj ? Les peuples musulmans ont les mêmes aspirations de liberté et de démocratie que l'ensemble des autres peuples de la planète. Depuis Omar Ibn El Khattab, que Dieu l'agrée dans Son Vaste Paradis, l'on sait que tous les hommes naissent libres du ventre de leur mère. Cette sentence n'a-t-elle pas valeur de première déclaration des droits de l'homme ? Une catégorie de bien-pensants s'évertue à proscrire toute référence à l'Islam dans l'action politique. Elles jette l'anathème sur toute vision un tantinet inspirée par la religion. La politique dans nos sociétés fortement imprégnées de religiosité ne peut se prévaloir, à leurs yeux, de soubassements spirituels. Ils n'ont qu'un mot à la bouche : laïcité oblige, la yadjouz ! Ces courants - j'ai failli écrire de pensée, ils n'en ont pas - se distinguent par une négation des idéologies. Ce qui frise souvent la stupidité. En fait, ils sont la voix de leurs maîtres. Dans sa chronique au journal El Khabar (n°6), M'hammed Yazid, grand combattant pour la liberté et pour la démocratie en Algérie, vilipende ces démocrates autoproclamés et dont l'attachement aux principes et à l'éthique de la démocratie n'a jamais été démontré. Ils dépècent leurs adversaires en lots de conservateurs, nationalistes, fondamentalistes et baâthistes. Puis tirent sur ceux qui pensent différemment. « Le concept pardon, s'excuse-t-il, le mot démocrate a été tellement galvaudé qu'il a été vidé de son sens. Plus que cela, l'épée démocratique est brandie contre quiconque oserait parler d'Islam, de paix ou de réconciliation. » (A suivre) Notes : 3- Roger Garaudy, Biographie du XXe siècle, Edition El Borhane, 1992. 4- R. Garaudy, L'Islam vivant, Maison des Livres, Alger, 1986. 5- Article repris par le Quotidien d'Oran du 11 décembre 2003. 6- Journal EI Khabar du 7 mars 1999.