Alors que la situation s'aggrave d'heure en heure à la centrale de Fukushima, faisant craindre une catastrophe nucléaire plus grave que celle de Three Miles Island, certains découvrent avec étonnement l'existence de nombreuses centrales nucléaires dans cet archipel secoué par les tremblements de terre. Car, si le Japon est le pays des cerisiers en fleurs et des mangas, c'est aussi, avec ses 55 réacteurs, le 3ème producteur d'énergie nucléaire au monde, après les Etats-Unis et la France.La production d'électricité est assurée par dix entreprises régionales, dont la Compagnie d'électricité de Tokyo (Tepco), qui gère le plus important parc de centrales avec Kashiwazaki-Kariwa et Fukushima. L'archipel dépend ainsi à 30% du nucléaire pour son électricité et à 12% pour son énergie primaire. Bien que ces compagnies d'électricité soient toutes privées, l'Etat joue un rôle très important pour l'implantation de centrales nucléaires. L'établissement d'une industrie nucléaire dans un pays ayant connu par deux fois le feu nucléaire peut surprendre. Et de fait, la population japonaise a toujours entretenu un rapport difficile avec son industrie. La plupart des sondages montrent depuis la fin des années 1980 un net rejet du nucléaire, mais les «anti» n'ont jamais réussi à faire changer de direction au pays. Les luttes locales menées par les habitants ont cependant freiné les ambitions du Miti, le puissant ministère du Commerce et de l'Industrie, qui tente depuis le choc pétrolier de 1973 de faire passer la part du nucléaire dans la production d'électricité au-dessus des 50%, sur le modèle de la France.Interdit pendant l'occupation du Japon par les forces alliées (1945-1952), le programme de recherche sur l'énergie nucléaire est officiellement lancé en 1955 par le gouvernement japonais. Dès le début, les promoteurs du nucléaire doivent faire face à un puissant mouvement antinucléaire. Celui-ci n'apparaît pas sur les ruines d'Hiroshima et Nagasaki, contrairement à une idée répandue, mais à la suite de la contamination d'un bateau de pêche par un essai nucléaire américain au large de l'atoll de Bikini, en 1954. La rumeur de la dispersion de thons radioactifs dans les marchés crée une psychose encore présente dans les mémoires aujourd'hui. Trois organisations antinucléaires voient alors le jour. Cependant, toutes se concentrent sur le nucléaire militaire et négligent le nucléaire civil, quand elle ne l'approuve pas franchement. Le Miti, dans les années 1960, organise les premières études topographiques et géographiques des zones côtières afin de déterminer les sites répondant aux critères techniques pour accueillir de futures installations nucléaires. La présence d'eau, indispensable pour refroidir le cœur de la centrale, et les risques sismiques sont pris en compte, ainsi que la force de la société civile locale. Les différents rapports de Japan Atomic Industrial Forum (Jaif), un des lobbys financés par les promoteurs du nucléaire, précisent toujours si des coopératives de pêche sont présentes dans les lieux choisis. En effet, les pêcheurs, au côté des paysans et des femmes, comptent parmi les opposants les plus tenaces à l'industrie nucléaire. Ils redoutent la construction des centrales pour leur santé mais aussi pour l'impact économique sur leur activité que fait peser le risque de contamination, qu'ils appellent la «rouille nucléaire».Le mouvement antinucléaire s'organise véritablement à partir des années 1970, avec l'émergence de nombreuses organisations comme le Citizen's Nuclear Information Center (Cnic) dont le but est de fournir une contre-information scientifique aux citoyens. Avec l'accident de Tchernobyl, en 1986, le mouvement se renforce. Le Japon a fait le choix de la technologie américaine – les réacteurs à eau légère – comme la plupart des pays. Mais au lieu d'essayer d'améliorer cette technologie, le pays s'est concentré sur l'étude et la recherche de technologies nouvelles. Résultat : face à un désintérêt pour les centrales nucléaires, de graves problèmes dans la sécurité et la maintenance des sites sont apparus. Les conséquences n'ont pas tardé à se faire sentir avec quelques incidents célèbres. En 1995, le surgénérateur de Monju, équivalent à la centrale Phénix en France, connaît une fuite importante de sodium provoquant un immense incendie. Ce réacteur expérimental a été remis en fonctionnement en mai 2010.L'accident a d'importantes conséquences politiques. Les élus des préfectures de Fukui, Niigata et Fukushima – qui à elles seules rassemblent 60% des centrales nucléaires – demandent que l'Etat établisse les causes et les responsabilités dans cet accident. L'enlisement et la difficulté de l'industrie nucléaire japonaise à faire accepter ses centrales à la population sont rendus visibles par le délai de construction qui devient de plus en plus long. Alors qu'il fallait sept ans en moyenne dans les années 1970 pour construire une centrale, il en faut désormais seize.Deux autres accidents mortels ont eu lieu ces dernières années. Le 30 septembre 1999, un accident de criticité se produit dans l'usine d'enrichissement de l'uranium de Tôkai-Mura. Deux travailleurs meurent et 225 sont gravement touchés par l'irradiation, auxquels s'ajoutent 207 habitants. Les habitants du village de Tôkai sont évacués et le confinement est décrété par la préfecture d'Ibaraki pour 310 000 personnes dans un rayon de dix kilomètres.En 2004, une fuite de vapeur radioactive a lieu dans la centrale nucléaire de Mihama, tuant cinq personnes et en blessant sept autres. C'est pour l'heure l'accident du nucléaire civil le plus meurtrier qu'ait connu le Japon. Enfin, en 2007, un tremblement de terre dans la région de Niigata avait gravement endommagé la centrale de Kashiwazaki-Kariwa. Là encore, Tepco avait nié toute fuite radioactive alors que plus de 1 000 litres d'eau radioactive s'étaient déversées dans la mer. Rokkasho-Mura, la déchetterie du nucléaire Outre ces incidents, l'industrie nucléaire connaît des déboires depuis plus de vingt ans dans le complexe nucléaire de Rokkasho-Mura, qui rassemble sur quelques kilomètres carrés une usine d'enrichissement de l'uranium, un centre de stockage des déchets faiblement radioactifs, un centre de stockage «temporaire» de déchets hautement radioactifs et une usine de retraitement des déchets nucléaires, construite grâce à un transfert de technologie d'Areva. Une usine du cycle du combustible unique au monde que les habitants du coin ont rebaptisée la «déchetterie du nucléaire». Les opposants locaux ont usé de tous les moyens possibles pour faire cesser le projet : pétitions, élections locales, manifestations rassemblant plusieurs milliers de personnes dans les années 1980, blocus du port par les pêcheurs lors de l'arrivée des déchets nucléaires. Rien ne changea la marche des industries nucléaires et des compagnies d'électricités rassemblées au sein du conglomérat JNFL et décidées à faire de Rokkasho la «Mecque du nucléaire». Le projet s'accompagna de plus de la création de nombreux emplois pour la préfecture d'Aomori, l'une des plus pauvres du Japon, et d'une manne financière constituée de diverses taxes liées à l'industrie nucléaire. Pourtant, l'usine de retraitement n'est jamais entrée en fonctionnement. Lors de tests ultimes en décembre 2008, une fuite de liquide hautement radioactif dans l'atelier de vitrification s'est produite et empêche jusqu'à ce jour tout lancement de cette usine. A l'entrée, les combustibles usés de l'ensemble des centrales nucléaires de l'archipel s'entassent inexorablement. A la sortie, la filière MOX n'a jamais fait ses preuves de fonctionnement au Japon. Par ailleurs, si l'attention se focalise aujourd'hui sur Fukushima, l'usine de Rokkasho-Mura, qui fonctionne également sur des générateurs de secours, pourrait avoir été endommagée en raison de sa proximité de l'épicentre et du tsunami qui a atteint les côtes de la péninsule de Shimokita.Une question demeure :pourquoi le Japon a-t-il fait le choix du nucléaire ? Les différents acteurs du nucléaire au Japon utilisent souvent l'argument de la dépendance énergétique pour justifier ce choix. Le taux de dépendance du Japon à l'étranger pour son approvisionnement en énergie primaire avoisine les 80%. Les importations de pétrole représentent environ la moitié de l'énergie consommée au Japon. Mais les promoteurs de cette énergie oublient parfois de mentionner une autre dépendance fondamentale : environ 90% de l'uranium utilisé dans les centrales nucléaires japonaises est importé. Certes, comme l'explique Yamaji Kenji, spécialiste du nucléaire et professeur à l'université de Tôkyô, l'énergie nucléaire est enregistrée statistiquement au Japon comme «énergie domestique», en raison du faible coût de l'uranium. Mais les réserves d'uranium dans le monde étant estimées à soixante ans, selon certaines prévisions, son prix augmente depuis une dizaine d'années. Ainsi, si on inclut l'énergie nucléaire produite au Japon, en considérant qu'il s'agit d'une énergie importée sous forme d'uranium, le taux de dépendance en énergie primaire du Japon passe de 80 à 98%. Après la crise pétrolière de 1973, le Japon avait lancé un ambitieux programme de construction de centrales visant à atteindre la part de 50% d'électricité provenant du nucléaire à l'horizon 2000. Cette ambition démesurée a eu pour conséquence un développement de l'énergie nucléaire très rapide. Avec 58,1 milliards de dollars dépensés depuis le début des années 1980, c'est le plus fort investissement de tous les pays de l'OCDE. Mais avec la montée de l'opposition et en raison des nombreux incidents, le Miti a revu ses ambitions à la baisse. En 2006, l'objectif était de faire passer la part du nucléaire dans la production totale d'électricité de 30 à 40% à l'horizon 2030, impliquant la construction de 9 à 12 réacteurs d'ici 2017.L'accident nucléaire majeur de Fukushima pourrait toutefois changer la donne. M. G. In Mediapart