C'est venu de Rome qui nous a laissé son nom pour désigner l'occupant et par extension l'étranger et peu importe que nous n'utilisions ce terme que pour les Européens, à l'exclusion de tous les autres étrangers. «Les morts pèsent lourdement sur le cerveau des vivants» (K. Marx) et j'aime bien dans ce terme la mémoire concentrée de quelques siècles de colonisation romaine et la dent dure de nos ancêtres qui nous ont indiqué la direction d'où vient l'ennemi : le Nord. C'est donc venu de Rome, Berlusconi le roumi a reconnu, a demandé pardon au peuple libyen pour les souffrances engendrées par sa brève mais meurtrière colonisation. Vous avez dû lire les explications compliquées ou simples sur les avantages italiens de cette reconnaissance de l'autre et de sa souffrance : meilleur accès au pétrole libyen, coopération accrue dans la surveillance des migrations clandestines, position privilégiée pour la pénétration du marché libyen. Oui, et alors ? La demande de pardon sert-elle à améliorer les relations ou à les suspendre ? A en lever les obstacles ou à les compliquer ? Les médias français soulignent les dividendes tirés par l'Italie et ils peuvent être considérables. Les cinq milliards de dollars offerts en compensation dédommager des victimes ou financer des infrastructures construites par l'Italie (ce qui revient à faire travailler les entreprises italiennes) en rapporteront beaucoup plus en termes financiers et d'influence politique. A la base de ces remarques, on sent que le doute et la suspicion sont jetés sur une repentance présentée comme intéressée, donc non sincère. La presse française voudrait nous expliquer que les Italiens ont roulé les Libyens dans la farine qu'elle ne s'y prendrait pas autrement. Le dirigeant libyen a été payé de mots et avec des miettes qui retomberont dans les caisses italiennes avec bénéfices et dividendes. Nous revoilà dans le vieil idéalisme philosophique français. Pour être sincère, un acte doit être désintéressé. On attendra donc le règne à venir de relations sans enjeux et donc sans objet, des relations inutiles comme devraient l'être les relations d'amour. Dieu merci, nous n'en sommes pas là, ce serait une insupportable solitude de l'être que de devoir prouver constamment que nous agissons pour l'acte lui-même, sans autres buts ou intentions que de satisfaire à la conformité avec un principe. Cet aspect des choses a vite été renvoyé à la place qui est la sienne -celle des accessoires– pour laisser la place à des questions plus fondamentales. En s'excusant, Berlusconi clôturait un débat national dans lequel gauche et droites italiennes avaient apporté leur contribution. Il fallait en passer par là pour régler les problèmes du présent. A partir des éléments du présent : l'existence d'un Etat libyen indépendant et qui avait les moyens de le rappeler. Berlusconi ne réglait pas un problème du passé, celui d'une conscience morale tardive sur les crimes coloniaux. Ou ne réglait pas seulement un problème du passé. En n'assumant plus les intentions de ses parents ou grands-parents, il les disqualifiait, leur retirait leurs légitimations idéologiques et morales, les renvoyait à leur case juridique, celle des crimes. L'effort a été un effort italien, un effort national, pas un enjeu électoral. Que l'intérêt national italien l'ait commandé relève de la rationalité politique. Si l'Italie voulait s'assurer la coopération et le pétrole libyens, il fallait dire aux Libyens que l'Italie reconnaissait leur droit à avoir un territoire inviolable fût-ce par les Italiens eux-mêmes. L'Italie reconnaît le droit actuel de la Libye à posséder un Etat autonome en reconnaissant son tort de l'avoir envahi ou violé par le passé. Le reste, c'est des mots qui embrouillent le fait. Notamment le reproche fait par la presse française à la reconnaissance du tort fait à la Libye, pays riche, et pas à l'Ethiopie, pays pauvre et qui a connu pire. C'est bien la preuve que les rapports entre les hommes comme entre les Etats dépendent des rapports des intérêts et des rapports de force et non d'hypothétiques intentions désintéressées. C'est cela la réalité et pas les leçons de morale. Et le mérite de l'Etat libyen est d'avoir utilisé les moyens à sa disposition et qui manquent cruellement à bien d'autres pays africains pour rendre un minimum de justice et de réparation aux pays ravagés par l'esclavage reconnu en droit comme un crime et le pillage colonial qui a fini par déstructurer définitivement nos sociétés et les modes de vie et de subsistance. Pour les milieux néocolonialistes français, il fallait dévitaliser la démarche italienne. A côté de la presse, le ministère français des Affaires étrangères a vite réagi. Son communiqué est un morceau d'anthologie pour les philosophes. Il déclare qu'il «va ni considérer que c'est un précédent, ni une référence», et que chaque «histoire est spécifique». C'est bien parce que la démarche italienne s'inscrit déjà comme référence et comme précédent que ce ministère réagit. Il n'aurait quand même pas réagi à une banalité. Mais le plus beau passage est celui de la spécificité des relations. Abdelkrim Ghezali, dans une première réaction de la Tribune n'a pas boudé le plaisir de les épingler. Il a écrit : «Ainsi, la France officielle considère que chaque histoire est spécifique alors que les motivations de toutes les occupations, quelles qu'en soient la forme et la période, sont les mêmes : pillage, dépossession, oppression, exploitation afin de développer les métropoles et les pays occupants. Tous les moyens étaient permis dans la course des puissances coloniales pour asservir les peuples occupés.» Alors que les motivations de toutes les occupations sont les mêmes. Bien envoyé ! Ils doivent se retourner dans leur tombe les Descartes, les Bachelard, les Foucault, tous ces Français qui ont si patiemment et si brillamment exploré l'épistémologie. Dire que les histoires sont spécifiques, c'est énoncer qu'elles sont le produit du hasard, le résultat d'actions isolées, un pur arbitraire. Cela ne dédouane pas la France coloniale, cela l'enfonce car, en plus, la colonisation des pays africains, asiatiques, océaniens et la colonisation de l'Algérie ne répondaient à aucune logique historique. Un vrai acte de barbeau, l'acte d'un caïd. Pourquoi la France entière de Victor Hugo à Tocqueville s'est-elle échinée à trouver des «missions civilisatrices» dans des pays de sauvages ou de barbares que la «science» coloniale a étudiés sous tous les angles pour conclure à leur incapacité congénitale à accéder à la raison, aux catégories abstraites de la morale, à sortir de leurs instincts –en particulier sexuels-. Pourquoi tant d'efforts d'une nation unie derrière ses Cavaignac et ses Bugeaud pour légitimer et justifier, voire sanctifier l'élimination massive des tribus et l'esclavage ? Bref, écrire ou dire que chaque histoire est spécifique, c'est nier la possibilité d'une science historique car il n'est de science que du général, de ce qui est général. Et qui s'inscrit comme logique dans le particulier. Pas le spécifique mais le particulier. La logique générale du colonialisme est celle du pillage, du vol, du meurtre. Du génocide pour ce qui est des Indiens d'Amérique. Le mot spécifique est une pirouette pour masquer le fait qu'à travers le particulier de chaque histoire coloniale s'est profilée la logique du partage du monde, des matières premières, des ressources naturelles et humaines. Bref, à travers chaque histoire particulière se dressait ce trait commun de la barbarie européenne en voie d'accomplir le capitalisme et dans sa nature la plus profonde. Sa nature crapuleuse est fondée sur le vol, le pillage, le crime. Le partage du monde. Mais c'est exactement ce qui se passe aujourd'hui. Le partage du monde en fonction des intérêts pétroliers et gaziers avec des guerres d'agression à n'en plus finir sur tous les continents. Quoi qu'en dise le ministère français des Affaires étrangères, il existe une science historique dont la France possède quelques brillants représentants qui sauvent son honneur en particulier sur cette question coloniale. Cette même science historique nous éclaire largement sur la position de la France. Le poids des pieds-noirs y est pour quelque chose. Les luttes électorales y sont pour quelque chose. Mais le reconnaître revient aussi à dire qu'un débat national français existe sur les relations algéro-françaises. Mais si les pieds-noirs n'ont pas réussi à entraver l'indépendance de l'Algérie ni à mettre en échec la guerre d'indépendance hier, pourquoi réussiraient-ils aujourd'hui à prolonger la guerre sur le plan politique et idéologique ? La raison en est bien simple. L'Etat français et la classe politique française massivement continuent de porter des visées néocoloniales. Dans le débat sur le dernier livre de Sansal, le Village de l'Allemand, il est clairement dit que le terrorisme est la rançon de la libération. La même idée est exprimée par un internaute français qui écrit dans un commentaire : «Si la Libye était toujours administrée par les Italiens, les habitants ne souffriraient pas mille morts sous le joug d'une dictature et le niveau de vie serait acceptable. Cela vaut également pour les anciennes colonies françaises. Arrêtons ces repentirs à la mord-moi-le-nœud» pour les anciennes colonies françaises. Tout est dit. Le plus profondément inacceptable est le résultat des guerres d'indépendance. Toute la prospérité européenne et particulièrement française et anglaise s'est construite sur le pillage des colonies puis de leur domination néocoloniale. Cette classe politique française sait d'instinct et par la réflexion qu'une perte de la domination détruirait les niveaux de vie qui permettent à l'Europe de vivre la paix sociale. Berlusconi pour les intérêts propres à l'Italie a joué cavalier seul, tirant pour son seul pays le profit d'une reconnaissance symbolique forte de l'Etat libyen comme Etat national. Faire gérer l'eau par Suez, capter les prêts à la consommation pour les banques françaises, prendre sa part du gâteau d'un secteur captif des assurances algériennes, sauver Alsthom par des contrats inespérés, maintenir un marché significatif pour les voitures françaises, se placer pour le nucléaire et revendiquer ouvertement la cogestion du gaz, prendre 75% du marché du médicament, rester dominant dans une économie algérienne qui ne demande qu'à se laisser prendre a de quoi entretenir les rêves néocoloniaux. Peu de gens ont mesuré à leur réelle gravité les campagnes menées contre la guerre de libération accusée régulièrement de fascisme par Val dans Charlie Hebdo, de phénomène nazi dans la revue de Jean Daniel derrière le prétexte d'un roman, de nettoyage ethnique par Llédo et qui reflètent un consensus de frapper la guerre par ses résultats ultérieurs. Ah, comme ils auraient été contents, heureux si les dirigeants vietnamiens avaient mené leur pays à un désastre quelconque ! Cela aurait été le triomphe absolu. L'Etat algérien n'a opposé aucune des armes qu'a utilisées El Kadhafi. Bien au contraire, par une sorte de zèle des néophytes du libéralisme, il a tout donné, tout ouvert, tout cédé, y compris quelques parts incompressibles de la souveraineté nationale. Les dernières déclarations des plus hauts responsables du pays sonnent comme un éveil aux dangers d'un libéralisme qui se confirme être une version soft de la domination coloniale et néocoloniale mais non moins rapace et avide. Elles sonnent comme une interrogation sur la place de l'Etat dans les transactions financières et commerciales, ce qui revient à se demander quel est le rôle d'un Etat national. National. C'est peut-être une salutaire prise de conscience. M. B.