I - Un révolutionnaire radical Quarante-huit ans après sa mort des suites d'une leucémie dans un hôpital américain et quarante-sept ans après notre indépendance, qu'il n'a pas eu le bonheur de vivre -ou qu'il a eu le bonheur de ne pas voir comme, à propos des chouhada, le disent crûment aujourd'hui d'authentiques et sincères moudjahiddine- le statut de Fanon sur la terre de l'Algérie indépendante est plombé dans l'oubli le plus opaque et dans des dénis de ses apports scientifiques dans la compréhension de la souffrance mentale comme dans la compréhension des processus politiques et historiques. Ni vraiment honoré, ni vraiment reconnu, ni vraiment enseigné, ni vraiment référence des études et analyses sur les tournants sociaux et politiques pris par les différents régimes après 1962, ni même évoqué sur la question de la conscience malheureuse, de l'aliénation et de la violence dont nous avons vécu les pires manifestations et pour la compréhension desquelles il apportait un éclairage précieux et de l'intérieur. Même en psychiatrie, pour laquelle son message semblait plus évident et immédiat, son enseignement, ses conceptions, ses méthodes et ses pratiques restent sans effets malgré l'engagement militant de nombre de psychiatres algériens pour prolonger ses ouvertures. Engagement rendu difficile et chaotique par le maintien d'une organisation administrative tout entière héritée de la période coloniale et prisonnière des mandarins, organisation qui reflète une psychiatrie coloniale raciste à l'envi et entièrement tournée vers le maintien de l'ordre colonial dont la défense prévalait sur les souffrances conjointes des familles et des malades. Mohamed Lakhdar Maougal notait déjà dans sa préface à l'édition algérienne de Peau noire, masques blancs (ENAG-1993) et à propos d'une commémoration : «Déjà, lors de cette commémoration et de cet hommage, il nous a été donné d'entendre des choses sur Fanon qui poussent à la révolte. Des discours savants traitaient le texte fanonien de “pipi de chat” ou encore de “subtil bricolage” quand d'autres discours, quelque peu chauvins, laissaient penser que le texte fanonien n'était qu'un “écho” de textes algériens réalistes mais de contexture romanesque.» Il avait noté auparavant : «Un ‘‘douctour'' que j'avais rencontré lors de journées d'étude me prit à témoin pour me gagner à l'idée qu'il fallait de toute urgence débaptiser certaines grandes artères de notre capitale et les algérianiser en les islamisant. “Et pourquoi gardons-nous Guevara, Fanon, Audin et tous ces communistes, me dit-il, n'y a-t-il pas suffisamment de martyrs de notre cause nationale et de l'Islam ? Que diront nos enfants dans cinq ou dix ans”» Le «douctour» ne savait peut-être pas que Fanon avait apporté, au plan africain et auprès d'intellectuels du monde entier, à la révolution algérienne un capital sympathie inestimable grâce à sa capacité de poser le problème de la décolonisation de l'Algérie dans le langage qu'ils entendaient, celui de la philosophie et des questions de l'être et de la conscience. Ce «douctour» ignorait totalement, j'en suis sûr, qu'à son premier contact avec l'Algérie, à Bougie plus précisément, Fanon avait constaté en 1944 : «Il y a de cela une dizaine d'années, nous fûmes étonnés de constater que les Nord-Africains détestaient les hommes de couleur. Il nous était vraiment impossible d'entrer en contact avec les indigènes. Nous avons laissé l'Afrique à destination de la France, sans avoir compris la raison de cette animosité. Cependant, quelques faits nous avaient amenés à réfléchir. Le Français n'aime pas le juif, qui n'aime pas l'Arabe, qui n'aime pas le nègre…». (Peau noire, masques blancs). Cette dégradation du racisme en sous-racisme nous était familière si nous mobilisons nos souvenirs sans mauvaise foi. Et ce sous-racisme rend déjà un peu compte de la réaction du «douctour» sans épuiser d'autres motivations ou explication. L'intérêt de cette citation reste tout entier dans le paradoxe que ces réactions de déni sont déjà analysées par Fanon. Mais ces réactions vulgaires, relevant du sous-racisme, de la volonté d'hégémonie sur le butin de la victoire que Fanon expliquera dans les Damnés de la terre, ne sont pas les seules. A un niveau plus politique et plus élaboré, en Algérie même Fanon fut traité de «paysaniste», de prêtre de la violence et de partisan systématique de son usage. Peu importe que Peau noire, masques blancs s'ouvre presque par une citation de Marx : «Il ne s'agit plus de connaître le monde, mais de le transformer» (p-11 éditions ENAG) et qui aurait dû inciter à plus de prudence quant à la fréquentation par Fanon des textes marxistes que par cette citation il fait siens, au moins en partie. Cet étiquetage de Fanon a plus de poids et de conséquences que les idioties rapportées par Mohamed Lakhdar Maougal, parce qu'il est institutionnel, émanant de cercles périphériques ou de l'appareil même du courant marxiste organisé en Algérie, héritier du PCA. En étiquetant un discours, tout le monde le sait, on rend son écoute ou sa lecture inutile. Pour se fatiguer à le faire quand on l'a placé dans une case explicative et donc rassurante que l'on pourra répéter comme une vérité apprise en classe ? La classification de la pensée et du discours le désactive et l'exorcise. La classification joue l'homme pas le ballon, comme disent les footballeurs. Les idées et les analyses se délitent dans la classification. Le déni par le silence, le déni par l'anathème, le déni par l'oubli, le déni par le doute sur son rôle, le déni par le voile jeté sur son message psychiatrique finissent par peser lourdement. Seules des raisons profondes, essentielles, peuvent explique ce poids des dénis et les efforts harassants que fournissent ses amis pour remettre en lumière ses apports et sa toujours actuelle perspicacité théorique. Encore que ces efforts et les colloques, pour intéressants et nécessaires qu'ils soient ne sont pas eux-mêmes exempts d'une tendance au cadrage de la pensée fanonienne, à sa normalisation dans les critères académiques et universitaires ; ne sont pas exempts d'une tentation de la «totémisation» du penseur, de l'exorcisme d'une pensée qui ne peut être refoulée au vu de sa pertinence, de son aura, de son actualité, de son prestige mais dont il faudrait quand même, pour la bonne conscience de beaucoup, couper les griffes, anesthésier le caractère radical, aveugler le regard qu'elle a porté sur nos conduites post-indépendance. Sur notre incessante poussée vers le blanc, à devenir blanc sous les maques les plus divers et peut-être sous le masque de l'étude fanonienne elle-même. La première expérience de la domination et du racisme Pour nous-mêmes, nous ne pouvions ignorer la question de ces dénis. Comprendre Fanon ne peut se faire sans la reproduction de l'acte fondateur de sa pensée : se regarder d'abord soi, s'analyser d'abord soi en tant que noir ou que colonisé, les deux vivent la même condition, se saisir en renvoyant sur le blanc, le colon, le dominant, notre propre regard. D'abord Fanon ne doit rien à la révolution algérienne. En revanche, elle lui doit quelque chose ; en tout cas, son travail pour en formuler les buts et la nécessité dans un langage entendu universellement : celui de la philosophie. Intellectuel radical, militant politique, psychiatre en rupture avec les conceptions dominantes, écrivain engagé et baroudeur volontaire contre l'Allemagne nazie ; il a été tout cela bien avant son retour en Algérie en 1953 et bien avant 1954. Reprenons. Il naît en Martinique, alors possession française, en 1926, dans une famille aisée de ce que l'on peut appeler la bourgeoisie locale. Son enfance est un vrai problème racial. Sa mère est d'origine alsacienne d'où le prénom de Frantz mais surtout il est le plus noir de tous les enfants de cette famille métissée, dans une société où être plus clair que les autres valorise et rapproche du blanc. Question secondaire pour les dominants qui sont tous blancs ou pour les pauvres qui sont plutôt noirs mais qui se moquent de la dominante blanc ou noir, mais question presque dramatique pour les couches moyennes tentées de ressembler aux Blancs et de confirmer un statut social fragile. Pour les plus vieux d'entre les Algériens et qui ont bonne mémoire, cette conduite sociale ne nous est pas tout à fait étrangère. Aussi bien sur le plan de l'esthétique que sur le plan du langage, la couleur noire et le métissage étaient dévalorisants en tout cas dans les milieux urbains. Les femmes et les hommes étaient beaux d'autant plus qu'ils étaient blancs et de préférence blancs. Les termes de aabid, de kh'dim et de hartani opposés à celui de horr désignaient les différents statuts (liés d'ailleurs à la couleur de la peau) de l'esclave, de l'esclave domestique et de l'esclave libéré. Bref, Fanon, tout noir, vivait dans son entourage et a contrario de sa famille ce statut d'inférieur du seul fait de la couleur de sa peau. Etre noir était déjà en soi un problème. Mais Fanon en connaîtra vraiment le racisme massif, pur et dur avec l'arrivée des troupes vichystes menées par l'amiral Robert. Pour les métropolitains, les Antillais sont noirs, en gros quelles que soient les dominantes. Très vite, Fanon voudra comprendre ce racisme. Il en cherchera les racines et les causes. Dans l'île déjà, Aimé Césaire, fondateur avec Senghor de la notion de négritude, animait des rencontres et encourageait les Martiniquais à s'exprimer sous les formes de la création littéraire et poétique. Aimé Césaire prendra aussi sa part du combat politique de l'île. Il pensait la revendication d'indépendance irréaliste mais la transformation de l'île en département français le décevra plus tard par ses résultats. Fanon vit donc dans un milieu travaillé par la politique. En 1943, il voudra combattre les nazis sous un drapeau séparé ou sous le drapeau français. Il quitte la Martinique pour l'île de la Dominique pour rejoindre les Forces françaises libres (FFL), gaullistes, et reviendra avec elles pour passer ses examens de fin d'année. Tout de suite après il s'engage dans les FFL pour aller combattre en France. Il passera par Bougie dont il retiendra cette impression que je vous ai livrée dans la citation plus haut. Il participe aux combats en France. Il est blessé et décoré de la Croix de guerre par une citation de son commandant des tirailleurs sénégalais qui s'appelle… Raoul Salan. Au cours de cette guerre, il découvre de nouvelles facettes du racisme blanc. Il découvre surtout les facettes des sous-racismes entre Noirs antillais et Noirs africains. Il n'oubliera rien de ces manifestations qu'il évoquera plus tard dans son analyse dans Peau noire, masques blancs. Ses observations confirment un trait dominant de son caractère : Fanon observe les moindres détails et ne fuit aucune réalité. Il est d'une droiture et d'une intégrité morale absolues dans l'examen des faits. En fait il est radical dans cette observation, cette soif de comprendre, cette soif de se libérer de la conscience fausse du monde qui habite les cerveaux de ses congénères. Il n'en ratera rien : ni le Blanc dans son racisme ni le Noir dans ses aliénations. Se dévoile un deuxième trait de son caractère dans cette démarche pratique et de première approche théorique : la conséquence. Fanon est un homme conséquent qui va jusqu'au bout et qu'anime un volonté de récupérer son être et de se libérer totalement et d'abord au prix de la mort dont il dit dans Peau noire, masques blancs qu'elle peut devenir la condition de la libération. Homme violent ? Peut-être, mais ce n'est pas sûr. Il retient de la vision nietzschéenne qu'une des exigences de la réalisation de soi est d'avancer avec la maîtrise de sa force et de ses pulsions. Conséquent et cohérent, c'est sûr. La quête de la conscience et de l'être Sa blessure lui vaut un retour en Martinique et l'obtention d'une bourse pour reprendre ses études. En 1946, il s'engage dans la campagne électorale au profit d'Aimé Césaire. Le plus grand poète de la négritude lui inspire respect mais pas une adhésion totale. Pour Fanon, déjà hanté par la question d'une libération totale, l'île ne se prête pas ou pas encore ou ne prête plus à une tentative de décolonisation. Mais par Césaire, il est déjà en contact avec les notions de négritude et avec les tentatives de Présence africaine de pousser à une réflexion et à une action culturelle pour la décolonisation même si Présence africaine s'interdit toute intrusion politique. Cette notion, née dès 1935 dans les textes de Senghor et de Césaire, peut-être aussi de Diop, ne renvoyait pas qu'à une réalité coloniale africaine ou antillaise. Elle brassait des problèmes planétaires, notamment ceux que posait le mouvement noir américain d'émancipation. Ce qui explique que Fanon dans sa quête était aspiré dans le maëlstrom des luttes mondiales et d'une naissance à la conscience politique des élites noires. Il a été littéralement poussé à penser les problèmes à un niveau universel. Il quittera l'île pour aller faire chirurgie dentaire en France, à Lyon, puis bifurquera vers la médecine se spécialisera en psychiatrie, option qui le mènera vers un prof en pleine réflexion sur les concepts et les méthodes de prise en charge de la souffrance mentale. C'est à Saint Alban où il fera son stage qu'il deviendra interne. Fanon participe à la vie politique des étudiants. Il est rédacteur en chef d'une revue ronéotypée d'étudiants. Il participe à leurs débats. Mais sa grande passion reste le décryptage du racisme. Il lit Hegel, Heidegger, Jaspers, Kierkegaard, mais se passionne pour l'existentialisme et la phénoménologie. Il lit Sartre et découvre dans sa Question juive des éléments qui éclairent puissamment sur la condition des noirs. Il comprend surtout que c'est le Blanc qui fait le Noir comme l'antisémite fait le juif. Dans le campus, un ami lui procure les textes de la IVe internationale car il s'intéresse aussi à Trotski, à Lénine, à Marx, donc il a repris cette fameuse pétition que la philosophie n'a fait jusqu'à présent qu'interpréter le monde et qu'aujourd'hui il s'agit de le transformer. Il ne pouvait, s'il connaissait cette pétition de principe, ignorer son corollaire dans le même texte de Marx que le temps est venu de «passer des armes de la critique à la critique par les armes». Il suivra attentivement les éditions des Temps modernes comme celles de Présence africaine. Dans cette période il quêtera avec passion l'essence de la relation du Blanc et du Noir chez Hegel et dans sa dialectique du maître et de l'esclave comme chez Sartre et sa dialectique du regard qui fait exister l'autre. Cette quête se terminera par la publication de Peau noire, masques blancs en 1952. Ce livre est une vraie parole de Noir qui opère une intrusion dans la pure parole des Blancs, la philosophie et les questions de l'être et de la conscience. Enfin, une parole de Noir dans l'univers calfeutré de la philosophie blanche. Il entre par le plus haut de la philosophie occidentale pour affirmer sa propre démarche. Ce n'est pas la moindre manifestation de son radicalisme et de son caractère de révolutionnaire. Fanon n'était qu'un baroudeur puis un militant. Il devient un intellectuel de haute stature dont cette première œuvre continue de faire école. Voilà l'homme qui arrivera un an plus tard à Blida : un homme d'action, un homme de pensée, un psychiatre en rupture des regards ethnographiques et ethnologiques. Un homme considérable, quoi ! Qui avait déjà presque tout. M. B.