Photo : S. Zoheïr Par Mohamed Bouhamidi La contribution de Hafsi, transformée en proclamation politique par sa publication simultanée ou différée par les «grands titres» de la presse nationale, a-t-elle joué un rôle dans le divorce secteur public-secteur privé au sein du Forum des chefs d'entreprise (FCE) ? Seuls les concernés le savent pour l'instant. Il est clair que la publication concertée de cette «réflexion» visait à peser sur le gouvernement au moins autant que les travaux des experts que cette organisation réunissait le jour même de leur inauguration. D'autant que le choix du moment et la concertation ou la coïncidence de la publication de cette contribution, déjà publiée ailleurs depuis quelques semaines, ouvraient de légitimes questions restées sans réponses sur les motivations de journaux si prompts, par ailleurs, à nous renouveler leurs engagements pour la transparence, la déontologie et le respect des lecteurs, à l'occasion du 3 mai notamment. Ce divorce ne peut passer pour une brouille sentimentale. Le FCE représentait quand même une expérience phare de concertation et de convergence entre entreprises, liées par leurs statuts à la sphère de la production plus qu'à celle du commerce, de l'«import/import» ou des activités d'emballage des matières produites ailleurs et présentées comme «industries nationales». En dehors de cet aspect «timing», la contribution de Hafsi sonnait le tocsin pour avertir du retour «naïf et dangereux» du socialisme et de l'étatisme. On aurait pu s'attendre à un texte d'économiste avec des bilans et des chiffres, nous avons eu droit à une longue réflexion philosophique sur la nature de l'homme qui interloquerait plus d'un sociologue, à des considérations sur l'expérience «socialiste et autogestionnaire» post-indépendance, à une déformation de la théorie de Marx comme personne n'ose plus en faire, alors que ses livres se vendent plus que jamais et que les plus grands économistes reconnaissent qu'on y trouve la plus pertinente des grilles de lecture du capitalisme et de ses crises. Le tout se voulait un plaidoyer pour le «tout marché», la mise au ban de toute tentation de faire jouer à l'Etat un rôle quelconque dans la vie économique et surtout la proposition de la solution miracle : le management. Comme dans la pensée religieuse, la doctrine du «tout marché» est bonne mais elle a été mal comprise et mal appliquée.On nous a annoncé en grande pompe que cette contribution allait amorcer un grand débat. Effectivement, nous avons eu droit à d'autres contributions. Elles ont deux caractéristiques. Elles tentent toutes de «corriger» les côtés indigestes du texte de Hafsi. Alors, avec beaucoup d'amitié, elles en gomment les erreurs théoriques les plus grossières et les interprétations les plus discutables. Résumons-les : l'autogestion, ce n'est pas tout à fait ce qu'a dit Hafsi. Le socialisme, ce n'est pas l'étatisme et à confondre les deux on risque de «taper» à côté. Le «socialisme algérien», ce n'était pas du socialisme mais une forme de paternalisme. Le marxisme, c'est un peu plus compliqué que les hypothèses qu'il a formulées et qui aurait fait rire Marx à gorge déployée. Le marché n'est pas aussi vertueux qu'il n'y paraît et l'histoire des peuples et des sociétés pèse quand même de tout son poids dans la vie économique. Ces correctifs apportés, tous ces textes reprennent la thèse centrale de Hafsi : l'ennemi, c'est l'Etat et la solution, c'est le marché plus le management. Ils ne la discutent pas, ils l'améliorent, l'affinent. Quel intérêt alors de mener un débat qui reprend la même thèse et, malgré tous les petits correctifs, les mêmes arguments ? La réponse est simple : les contributeurs collent mieux au rapport des forces supposées au sein de l'Etat (il ne faut quand même pas heurter frontalement des forces encore disposées à entendre tout ou en partie le discours des prêtres du marché) et collent mieux aux sensibilités de l'opinion nationale encore attachée à une politique d'industrialisation. D'où l'extrême prudence quand ils parlent de la période Boumediene dont ils reconnaissent les bienfaits tout en soulignant son erreur fondamentale d'avoir… industrialisé au lieu de s'occuper de management ! On aurait managé quoi sans la SNS, la Sonelec, la Sonipec, l'Enaditex, etc. ? On aurait managé le domaine Borgeaud ?La deuxième caractéristique reste qu'on nous promet un débat économique et on trouve à la place des considérations générales sur l'histoire, sur l'homme, sur les options et les orientations économiques et des affirmations lapidaires de l'échec de la politique d'industrialisation de Boumediene jaugée aux critères d'un capitalisme européen baptisé «économie de marché» vieux de deux siècles. Aucun bilan dans ces contributions. Mais deux affirmations péremptoires : échec de l'industrialisation et promesses non discutables du marché.Pourtant, il faut bien juger sur pièces. Sur des bilans économiques. Et sur des périodes. La politique d'industrialisation a duré quinze ans. Elle été brutalement stoppée par Abdelhamid Brahimi dès l'élection du président Chadli Bendjedid. Les grands groupes industriels ont été sectionnés et restructurés contre toutes les évidences technologiques et économiques qui veulent que seuls les grands groupes peuvent développer des stratégies, y compris des stratégies de marché. Qu'avons-nous appris en ces quinze ans ? A fabriquer des tracteurs, des camions, de l'électroménager, des souliers, des vêtements, des engrais, à construire de grands ensembles comme les universités de Bab Ezzouar et de Constantine. Est-ce vrai que cette période était égalitariste sur le plan social ? C'est faux ! Un étudiant touchait à l'époque 300 DA de bourse pour un SMIG de 260 DA et ceux des Beaux-Arts et des écoles d'ingénieurs, 400 DA. Un enseignant stagiaire du secondaire touchait 1 060 DA, soit quatre fois le SMIG ! Un diplômé débutant dans une société nationale touchait 1 600 DA, sept fois le SMIG et un cadre jusqu'à 2 600 DA, dix fois le SMIG. Enseignants, médecins et cadres bénéficiaient d'autres avantages comme la priorité au logement et à l'importation de véhicules. Tout en assurant une grande justice sociale, la période de l'industrialisation a été élitiste et a accordé une grande importance à la formation et aux cadres. Une véritable politique des ressources humaines et de management était en œuvre. C'est cette époque qui a vu la mise en œuvre du management dans un pays qui faisait confiance à ses cadres, les investissant de la responsabilité à bâtir des infrastructures dans tous les secteurs et non pas celle qui a suivi.Tout le monde peut comparer avec la situation actuelle et voir le tassement des salaires qui devient véritablement une situation d'«expulsion des cerveaux» au profit des économies étrangères. Et cette situation est le résultat de la politique d'ajustement structurel prolongée volontairement par le pouvoir, qui a préféré suivre les sirènes de l'économie de marché. La dégradation de la gestion humaine a été le résultat de la destruction de cette politique de développement national menée entre 1965 et 1980. Car après la déstructuration menée par Brahimi ont suivi l'abandon par l'Etat de cette option et la mise en liquidation progressive du secteur public. Privatiser, laisser faire le marché, est une option en œuvre depuis trente ans, d'abord de façon souterraine puis de façon ouverte. Car il faut bien confronter le bilan de quinze ans d'industrialisation avec les trente ans de réformes libérales. Il faut juger sur pièces, pas sur des considérations sur la nature humaine. Si le bilan social est catastrophique, le bilan économique ne l'est pas moins. Reprenons juste quelques grands chiffres sur la période Boumediene d'un livre en voie de parution : «C'est durant cette période d'émancipation des dogmes capitalistes que les meilleurs résultats en termes de croissance économique ont été enregistrés : un taux d'investissement de l'ordre de 45% du PIB, un taux de croissance de la PIB en termes réels de 7% par an, en moyenne et de la consommation par habitant de 4,5% par an, en moyenne, en termes réels. Dans un contexte de forte poussée démographique… le niveau de vie s'est indéniablement amélioré. Les indicateurs de consommation par habitant de l'ONUDI en témoignent. Pour le blé, il passe de 172,7 kg en 1967 à 176,3 kg en 1987 et pour le riz, de 0,6 kg à 1,1 kg. Quant à la viande bovine, la consommation par habitant qui était de 1,8 kg en 1970, s'est hissée à 3,1 kg en 1987 et celle de volaille passe de 2,2 kg à 2,4 kg par habitant. D'autres chiffres attestent les progrès accomplis : l'accès à l'eau potable, aux réseaux de distribution de l'énergie électrique et du gaz naturel, aux installations sanitaires, la possession du téléphone, de récepteurs radio, de téléviseur, de véhicule particulier, etc. Non moins remarquables étaient les performances enregistrées dans le domaine de l'enseignement et de la formation qui ont vu, par exemple, les effectifs des diplômés de l'enseignement supérieur exploser dans toutes les disciplines On est loin des effectifs rachitiques légués par la colonisation…» (rapport Onudi)Sur un autre plan, le défi de jeter les bases d'une industrie nationale ex nihilo était relevé. «Des bourgs agricoles, écrit le sociologue Djamel Guerid, se sont transformés, en l'espace de quelques années, en authentiques villes industrielles». Et il en fournit des illustrations éloquentes. Sidi Bel Abbès, devenue la capitale de l'électronique, a vu le nombre d'emplois industriels publics qui y sont localisés passer de 4 750 en 1976 à 14 210 en 1982. Plus spectaculaire encore a été la croissance, dans la même période, des emplois industriels publics à Sétif et à Biskra où ils passent respectivement de 3 560 à 27 870 et de 630 à 11 250. Annaba est devenue la capitale de l'acier et Arzew celle de la pétrochimie. Toujours dans le même livre, en voie de parution, nous pourrons retrouver le bilan suivant : «Le prix payé à cette orientation libérale va s'avérer particulièrement lourd. Le PNB par habitant est passé de 2 800 dollars en 1985 à 1 600 dollars en 2000, soit une érosion globale du revenu par habitant de près de 43% et le taux de chômage de 18,1% en 1985 à 28% en 1995. Une étude du Bureau international du travail (BIT) révèle que le taux de chômage des diplômé(e)s de l'enseignement supérieur, lui, est passé de 11,9% en 1992 à 19,07% en 1997. Progressive au début des années 1990, la libéralisation des prix des prix est accélérée à partir de 1994 dans le cadre des accords avec le FMI. D'abord réduites, les subventions au soutien des prix sont supprimées. Entre 1990 et 1998 l'indice des prix à la consommation a été multiplié par 4,6 en moyenne alors qu'entre 1990 et 1996 les salaires avaient perdu 30% de leur pouvoir d'achat. Les dispositifs de lutte contre la pauvreté se multiplient et se sophistiquent pour venir en aide à des centaines de milliers de familles démunies de ressources. La pauvreté, qui touchait 23,9% de la population en 1988, soit 5 584 000 personnes, concernait en 1994/95, 11 957 000 personnes, soit 42,4% de la population algérienne. Le phénomène de la paupérisation frappe toutes les catégories de salariés qui ont vu leur pouvoir d'achat subir une érosion continue. En 1996 il représentait 68,7% de son niveau de 1989 pour les cadres et 69,6% pour les agents de maîtrise.» La «restructuration des entreprises publiques» se traduit par des vagues de compression d'effectifs. Elles ont touché entre 1995 et 1998, selon l'expert statisticien Ahmed Mokaddem, plus de 300 000 salariés dont 74% appartenant aux catégories d'exécution, 18% à celles des agents de maîtrise et 8% à celle des cadres. Entre mi-1994 et mi-2000, toujours selon Ahmed Mokaddem, les secteurs du BTPH et des services ont perdu plus de la moitié de leurs effectifs, ceux de l'agriculture et de l'industrie, respectivement 43 et 18%. Les bilans se multiplient, selon des sources, sans toutefois se recouper. Entre 1994 et 1999, 750 entreprises publiques économiques ont été dissoutes, selon les indications de Abdelatif Benachenhou. Le ministre du Travail, de la Protection sociale et de la Formation professionnelle, Hacene Laskri, énonce devant l'APN, le chiffre de 637 198 travailleurs licenciés entre le 26 mai 1994 et le 31 mars 1998. Un rapport du Conseil national économique et social (CNES) évalue, quant à lui, à 360 000 personnes l'effectif des travailleurs licenciés suite aux dissolutions d'entreprises publiques entre 1994 et 1998, soit plus de 8% de la population occupée victime de licenciement. La confrontation des seuls chiffres de ces deux périodes en dit plus que des dizaines d'exposés savants. Mais ces contributions évitent soigneusement le langage des chiffres. Si débat il doit y avoir, les chiffres et les bilans doivent être au centre. Les conceptions qu'ils se font du monde, de la nature de l'homme ou de la politique ne peuvent passer pour des arguments économiques. S'ils empruntent cette voie, c'est bien pour régler un problème politique et non économique. Il leur faut d'abord stigmatiser le retour de l'Etat tel qu'il s'est manifesté dans la loi de finances complémentaire 2009, dans l'affaire de la vente de Djeezy ou dans les mesures concernant les pourcentage à détenir par des nationaux dans les investissements étrangers. Avant-hier une information anodine nous apprenait que l'Etat allemand allait mettre un demi milliard d'euros dans le développement de la voiture électrique allemande. Dès le début de la crise financière, les Etats capitalistes mettaient plus de 2 600 milliards de dollars dans le renflouement des banques. Le président français liait les aides de l'Etat au maintien d'une activité automobile en France. Et les plus éminents économistes, prix Nobel de la discipline, donnaient le coup de grâce à ce mythe du marché autorégulé, etc. Aucun économiste sérieux ne soutient cette thèse du marché et tous savent l'implication massive et constante des Etats dans l'économie à travers la protection de leurs marchés, de leurs subventions directes et indirectes, de leurs aides à la recherche, etc. mais nous devons aller au marché «naïvement» comme si c'était le lieu de la vérité économique. Comme si le fonctionnement du marché n'était pas déjà chargé historiquement par les conquêtes coloniales, la domination capitaliste du monde, l'échange inégal, etc. Pourquoi cette désinvolture des contributeurs à l'endroit des chiffres, des bilans et de notre intelligence ? Car ils sont dans de la propagande pour sous-développés, pour indigènes. Venir nous chanter le marché et l'exclusion de l'Etat de la sphère économique après la crise qui vient de situer le capitalisme ? Il faut vraiment le faire. Ils méritent quand même deux réponses immédiates même si, pour répondre à leurs approximations il faudrait de très, très longs articles. La première est que dans notre pays, c'est le capitalisme dénommé «marché» qui est le problème. Pas le socialisme. Nous l'avons subi jusqu'à la lie pendant la période coloniale. Et cette période coloniale a été un cas particulier de l'exploitation capitaliste appliqué à une colonie de peuplement. La mondialisation pour nous a commencé avec cette période. La mondialisation actuelle n'est que son prolongement. Son vrai nom, c'est le néocolonialisme. Economie de marché, zones de libre-échange, management, etc. C'est du cosmétique qui revient strictement au même : s'assurer des ressources et richesses minières et déverser sur nous leurs produits industriels. La deuxième est que nous priver de l'Etat face à des Etats américains et européens qui défendent activement leurs économies revient à nous couper les mains. A nous priver d'un Etat réel. C'est-à-dire d'un Etat national. C'est cela leur but : ouvrir encore plus notre marché et aller vers une économie de marché où nous n'avons rien à vendre et tout à acheter. Grâce à leurs conseils et à leurs orientations, soucieux du bien de notre pays !