«Une thérapie de choc» pour la Syrie. L'ordonnance est turque qui prescrit la participation des Frères musulmans au gouvernement, une campagne de lutte contre la corruption et la levée de l'impunité dont bénéficient les forces de l'ordre syriennes. «Assad doit appliquer cette thérapie de choc pour reconquérir son peuple», a déclaré le 25 mai le ministre turc des Affaires étrangères, selon le New York Times.Pas question pour la Turquie de sanctionner Bachar El Assad, ainsi qu'en ont décidé les Vingt- Sept à Bruxelles deux jours auparavant en l'interdisant de visa et en gelant les avoirs de ce dernier en Europe. Pas question non plus d'appeler le président syrien à choisir entre «diriger la transition ou (à) s'écarter» comme le suggéraient les Etats-Unis à la mi-mai. A Ankara, on veut encore croire au président syrien avec lequel Tayyip Erdogan s'est de nouveau entretenu le 27 mai au téléphone.Le Premier ministre turc aurait pourtant bien des raisons de perdre patience. Depuis le 13 mars, date du début des manifestations syriennes contre le régime, Tayyip Erdogan n'a pas ménagé ses conseils à son «ami» Bachar El Assad auquel il a demandé à plusieurs reprises de faire des réformes et d'éviter les massacres.L'homme fort de Turquie avait alors envoyé à Damas non seulement son ministre des Affaires étrangères mais également l'un des dirigeants des services secrets turcs accompagné d'un membre de l'administration de haut rang pour conseiller le président syrien dans le domaine économique et politique. Résultat ? 1 000 morts et dix fois plus de blessés parmi les manifestants, selon l'ONU et les organisations non gouvernementales. Jouer l'unité de la Syrie Les diplomates turcs expliquent que Bachar El Assad veut réformer, mais que c'est son entourage qui l'en empêche. Ankara semble adhérer à la thèse du pouvoir syrien selon laquelle son effondrement conduirait à la division du pays. Interrogé par Charlie Rose sur Bloomberg TV, Tayyip Erdogan a dernièrement encore insisté sur la nécessité de préserver l'intégrité territoriale de la Syrie. Une guerre civile y ferait le jeu de l'allié iranien, analyse-t-on à Ankara où l'on suspecte également le propre frère de Bachar de vouloir fomenter un coup d'Etat contre ce dernier.La Syrie est «notre pays favori», déclare l'entourage du ministre turc des Affaires étrangères. Treize ans après avoir frôlé une guerre, la Turquie et la Syrie sont effectivement devenues des partenaires stratégiques de premier plan. Les relations personnelles entre les deux couples sont chaleureuses : Asma et Bachar El Assad, Tayyip et Emine Erdogan se sont plusieurs fois reçus mutuellement.Tentant en 2008 une médiation entre Damas et Jérusalem, le Premier ministre turc avait aidé le président syrien à reprendre pied dans la communauté internationale. L'essor des échanges commerciaux a augmenté de 43% en 2010 ; l'obligation de visas entre les deux pays a été levée. Enfin, un comité interministériel a été mis en place et à l'automne dernier, une dizaine de ministres turcs se sont rendus à Damas pour travailler avec leurs alter ego syriens à de nouveaux partenariats.Tayyip Erdogan a même déclaré récemment qu'il fallait considérer que ce qui se passait en Syrie relevait de la «politique intérieure de la Turquie». Les deux pays partagent, il est vrai, 900 km de frontières communes et, des deux côtés de cette frontière, une minorité kurde qui revendique plus d'autonomie.A ce jour, entre 250 et 500 réfugiés syriens ont traversé la frontière. Ils sont tenus à l'écart des journalistes par les autorités turques qui ne voudraient pas que leurs témoignages fâchent Damas et encouragent un nouvel afflux de réfugiés. L'arrivée de milliers de Syriens en Turquie comme on le voit actuellement au Liban constitue un scénario de cauchemar pour le gouvernement turc qui se souvient des 500 000 réfugiés irakiens de la guerre du Golfe en 1991. La réalité politique s'impose Avec les manifestations et la répression, le marché syrien s'est donc refermé, les projets industriels entre les deux pays sont au point mort, les échanges commerciaux réduits, les expatriés turcs rapatriés. En se rapprochant de la Syrie – et du monde arabe – la Turquie avait cherché à diversifier ses marchés. Cette stratégie est fragilisée par l'ébullition que vivent ces pays depuis quatre mois et les Turcs vont en subir les répercussions économiques.Le malaise vis-à-vis de ce «pays le plus favori» commence à poindre. Une grande partie de l'électorat islamo-conservateur de Tayyip Erdogan (ainsi que certains membres du gouvernement) se sent plus solidaire des Frères musulmans syriens, interdits depuis trente ans, que proche de Bachar El Assad. Ce qui met le Premier ministre turc en léger porte-à-faux alors que des élections législatives doivent se tenir en Turquie le 12 juin.Ainsi, afin d'affirmer sa préférence idéologique face au pragmatisme de Tayyip Erdogan, la fondation humanitaire IHH (celle-là même qui avait affrété un bateau pour Gaza l'an dernier) a invité début avril des représentants des Frères musulmans syriens. Puis début mai, le Premier ministre turc a lui-même comparé la répression en cours en Syrie au massacre de Hama (Syrie, 1982) et à celui de Halabia (Kurdistan irakien, 1991). La comparaison a contrarié les Syriens mais elle donne le change à l'électorat religieux et kurde de Turquie.Avec les révoltes arabes, la politique étrangère turque du «zéro problème avec les voisins» se heurte aux «nombreux problèmes de nos voisins». La Turquie risque gros tant sa politique étrangère et son offensive économique tablaient sur le statu quo et ses bonnes relations avec les régimes en place. Désormais, ses positions sont plus ambivalentes, comme on le voit en Syrie où elle soutient un dictateur tout en faisant encore figure de modèle aux yeux des opposants qui manifestent, et dont une délégation se réunira dans la cité balnéaire turque d'Antalya du 1er au 3 juin.Ankara avait trouvé le sésame, le mot qui lui permet de concilier l'inconciliable. Ce mot, c'est celui de «médiateur». En se proposant comme tel, urbi et orbi, en s'attribuant ce rôle, la Turquie peut nouer le dialogue avec des régimes peu reluisants (Syrie, Iran, Soudan) et s'y implanter sans trop rencontrer de concurrence et que cela lui soit reproché.A ce jour, on dénombre une vingtaine de «médiations» turques dont aucune encore n'a cependant abouti à des résultats solides. Mais se poser en médiateur «neutre» permettait à la Turquie de préserver la bonne image qu'elle a acquise auprès des populations arabes. Cela l'autorisait aussi à se tenir à distance du camp européen ou occidental dont elle défend nettement moins les intérêts que dans le passé.Aujourd'hui, sous couvert de médiation, la Turquie joue d'abord perso. Cette position qui relève parfois du grand écart est de plus en plus difficile à tenir au fur et à mesure que les situations intérieures des pays arabes se durcissent.Le gouvernement turc peut être contraint de choisir entre le régime en place et l'opposition. C'est ce qu'il vient de faire pour la Libye après que des manifestations antiturques ont eu lieu à Benghazi. Il a donc reçu (les 23 et 24 mai) le président du Conseil national de transition libyen, au détriment de Mouammar Kadhafi dont il a beaucoup tardé à se désolidariser.La Syrie constitue un second test. Confrontée au bourbier proche-oriental, si la Turquie est obligée de sortir de l'ambivalence pour prendre position, le «modèle» de démocratie musulmane et de prospérité économique pourrait bien y perdre un peu de son éclat. A. B. In slate.fr *Journaliste, spécialiste de politique étrangère. Elle a été en poste à Istanbul, Jérusalem et Johannesburg. Vit et travaille actuellement entre la France et la Turquie. Dernier ouvrage paru : Dialogue sur le tabou arménien, d'Ahmet Insel et Michel Marian, entretien d'Ariane Bonzon, éd. Liana Levi, 2009.