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De la fripe au label, à chacun son prix
Filière textile et prêt-à-porter
Publié dans La Tribune le 20 - 06 - 2011


Photo : S. Zoheir
Par Melissa Roumadi
Déambuler dans les rues en arborant fièrement un tee-shirt Lacoste, un jean Levis Strauss, des tennis Nike, le tout rehaussé par un sac Louis Vuitton ou Ralph Lauren en bandoulière ou un sac à dos Puma, sans pour autant se ruiner. C'est la promesse de la fripe.
Interdite au mois d'août 2009, l'importation de friperie sera de nouveau autorisée à la faveur de l'introduction par les parlementaires d'un amendement sur la loi de finances complémentaire pour 2011. Bonne ou mauvaise nouvelle ? Les avis divergent. Si les syndicalistes de la Fédération des travailleurs du textile affiliée à l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA) se disent consternés, que les représentants du Parti des travailleurs préfèrent que l'attention soit portée sur la restructuration de la manufacture et que certains revendeurs de prêt-à-porter craignent pour leur activité, d'autres minimisent la menace ou se réjouissent même, considérant que cela relancera cette activité et favorisera les démunis. Le fait est que les lobbies des importateurs de fripe ont effectué un véritable forcing ces dernières semaines, annonçant que l'interdiction de la friperie s'est soldée par la perte de 20 000 emplois. Du côté du Parlement, on se dit moins alarmiste et plus pragmatique. Un pragmatisme mû par deux raisons. La première étant que malgré l'interdiction, l'activité des fripiers s'est poursuivie, la contrebande et les réseaux informels ayant investi le créneau. La seconde réside dans le fait que le simple citoyen ne veut plus attendre l'espoir d'une hypothétique restructuration de l'industrie textile pour pouvoir se payer des vêtements de bonne marque. Le recours à la fripe a d'ailleurs été «décomplexé» et n'est plus l'apanage des petites bourses, d'autant que ces petites échoppes s'apparentent aujourd'hui à des cavernes d'Ali Baba où l'on peut trouver du Pierre Cardin, du Yves St Laurent et les modèles de leurs compères neufs ou presque à tout petits prix, il faut juste guetter l'arrivée des ballots pour se servir en premier et bénéficier de l'embarras du choix. A Alger, par exemple, les magasins de la rue Hassiba Ben Bouali, de Chéraga ou de Boumaâti ne désemplissent pas et pour cause, les prix sont plus qu'attrayants. C'est ainsi qu'on peut dénicher un beau pantalon à un prix variant entre 700 et 800 DA, une veste à 1 200 ou 1 500 DA, des tee-shirts et bodys dont le prix varie entre 50 et 650 DA, des chemises à 350 ou 450 DA ou encore des chaussures à 100 ou 200 DA et enfin des sacs, parfois en cuir, dont le prix varie entre 200 et 600 DA.
Des dépôts à proximité de la frontière tunisienne
L'explication d'un tel niveau des prix réside dans les valeurs à l'achat. Le kilogramme de vêtements en ballot de 45 ou 55 kg est vendu entre 0,80 euro et 1,10 euro. Un tel succès a généré une importante manne que l'on voudrait certes récupérer via les taxes et droits de douane. Avant l'interdiction, la taxe imposée variait entre 26 et 60 DA au kilogramme d'effets vestimentaires lors de l'importation des articles de friperie. Les chiffres officiels de la douane diffusés avant l'interdiction de l'activité en 2009 évoquaient trente mille tonnes d'articles de friperie importés pour une valeur de 13 millions de dollars. Si des pays comme le Canada, les Etats-Unis, la Bulgarie, l'Espagne, les Pays-Bas, le Portugal, la Grande-Bretagne et la Suède se plaçaient déjà comme des fournisseurs importants de l'Algérie en matière de friperie, la Tunisie, qui a réalisé un chiffre d'affaires de 24 897 dollars durant l'exercice 2008 avec l'Algérie, est devenue, grâce à l'interdiction de 2009 et à la contrebande qui s'est ensuivie suivie, le principal fournisseur de fripe, sinon le seul. Une situation qui perdure, malgré la récente révolution en Tunisie. Les trafiquants qui se fournissent auprès d'immenses dépôts à proximité de la frontière algéro-tunisienne utiliseraient ensuite des hangars situés dans les régions frontalières pour trier et emballer la marchandise destinée à la revente au détail, laquelle échappe à tout contrôle d'autant qu'ils ont recours aux fausses factures pour intégrer le produit de la contrebande dans le circuit. Pour certains, l'autorisation de l'importation de friperie permettra de réintégrer l'activité dans le circuit formel et de la contrôler, grâce aux procédures douanières et l'inspection de la Direction de contrôle des prix et de la qualité (DCP) aux ports d'entrée. Ainsi, la marchandise est soumise à plusieurs certifications prouvant que le produit est sain et ne véhicule aucune bactérie. La marchandise est également soumise au contrôle de conformité par les laboratoires SGF. Mais les défendeurs de la fripe prétendent qu'ils veulent surtout faire barrage au textile chinois qui envahit le marché.
Des ateliers clandestins : légende urbaine ou réalité ?
La Turquie et la Chine se sont érigées depuis plusieurs années comme étant les principaux fournisseurs de l'Algérie en prêt-à-porter. Mais c'est surtout le textile chinois qui semble monopoliser le marché. Les tables des commerçants informels sont conquises, et les magasins tenus par les expatriés de l'Empire du Milieu se multiplient notamment au niveau de la rue Hassba Ben Bouali, laquelle est en passe de devenir la China Town d'Alger. Tout ce dynamisme a fait naître des légendes urbaines autour des Chinois et de leur capacité à s'adapter aux marchés qu'ils pénètrent. L'une d'elles voudrait que les Chinois venus travailler sur les chantiers du BTPH ont commencé par vendre leur camelote sur les marchés informels avant d'ouvrir ensuite des magasins sur les rues commerçantes d'Alger. Et ils auraient même installé des ateliers de confection clandestins dans les caves des locaux qu'ils louent ou des souterrains à la périphérie d'Alger. Réalité ou imaginaire, les faits manquent et ces histoires demeurent non vérifiées. Ce qui est sûr, la ville d'El-Eulma, dans la wilaya de Sétif, est devenue au fil des ans la plateforme du textile chinois, lequel transite en majorité par les ports de l'est du pays, notamment celui de Skikda, même si certains importateurs s'orientent aujourd'hui de plus en plus vers le port d'Alger. A Alger justement, ce sont les grossistes de La Casbah et du marché D15 d'El Harrach qui relayent la marchandise vers la vente au détail.
La qualité du textile chinois est souvent remise en cause par les Algériens qui ignorent toutefois que près de 80% du prêt-à-porter qui les habille est made in China. Le fait est que le marché asiatique présente plusieurs options selon le prix qu'on est prêt à mettre. Le premier choix destiné aux marchés européen et américain répond à toutes les normes de qualité exigées et imposées par ces marchés alors que le second choix, de qualité moyenne, se retrouve sur nos étals à environ 2 000 DA, pièce. Enfin, il y a le dernier choix que l'on retrouve sur les marchés informels à 500 DA, pièce, lequel fait peser une menace sur la santé publique tant la qualité du produit laisse à désirer. Ce qui est certain, les Chinois sont passés maîtres dans l'art de la contrefaçon. Les articles «d'imitation», comme aiment à les appeler les vendeurs de chaussures et de sacs de la rue Didouche-Mourad, ont conquis le cœur de bon nombre de «fashion victims», lesquelles trouvent un plaisir particulier à accrocher un sac Gucci, Chloé, Burberry ou Jimmy Choo acheté à 3 000 DA. Et les commerçants ne manquent pas d'arguments pour vanter la qualité de leurs marchandises prétendant même que c'est du 100% cuir alors que les peaux de qualité sont en réalité inaccessibles à moins de 15 000 DA. En réalité, les sacs et chaussures écoulés sur le marché algérien sont généralement du synthétique ou du simili cuir, ce qui permet de satisfaire la demande avec des produits ayant tout de celui labellisé, sauf la qualité et le prix. En tout état de cause, la commercialisation de contrefaçons d'articles de luxe et de grandes marques ne semble pas déranger, tant, nous dit-on, que ces dernières ne sont pas installées en Algérie et qu'elles n'ont pas pour l'heure cherché à saisir les Douanes algériennes à ce propos. Pis, les commerçants interrogés affirment que leurs produits ne viennent pas directement de Chine mais transitent par la Turquie ou le sud de l'Europe, notamment l'Espagne, et même la France, qui avait pourtant lancé une véritable chasse à la contrefaçon ! Le marché algérien, qui représente selon les statistiques officielles 2 milliards de dollars d'importations avec une consommation annuelle de 400 millions de mètres linéaires et 60 millions de chaussures, intéresse de plus en plus les grandes marques à l'image de Lollipops, Lacoste, Nike, Benetton, Jules, Adidas, Puma, Samsonite qui ont profité de l'ouverture du centre commercial de Bab Ezzouar pour s'installer à Alger.
Déstockage : la French Connection
Les grandes enseignes installées en Algérie ont toutefois du mal à suivre tant la concurrence est rude et que l'argument de la qualité du produit tient mal face à l'attrait du prix de la fripe, laquelle promet en plus de belles occasions. On se souvient de l'expérience d'Etam, marque de prêt-à-porter distribuée par des magasins et franchise, qui n'a pas résisté longtemps et a fini par mettre la clé sous le paillasson après un échec cuisant sur le marché algérien. Il faut savoir dans ce sens que le textile importé est taxé à hauteur de 65%. De plus, les prix des matières premières comme le coton, le cuir et le cachemire s'envolent, ce qui pousse les prix à la hausse. C'est ainsi que chez les tunisiens de Dixit et d'Actua et les espagnols de Mango, les prix dépassent tout entendement, variant entre 2 000 DA pour les accessoires et 5 000 DA pour les robes. Au niveau du Levis store de Didouche-Mourad, on avoue que si on table surtout sur la vente de nouvelles collections, le franchisé recourt au déstockage pour son magasin de Bab Ezzouar ou pour la revente directement aux détaillants à moitié prix. L'essentiel étant de conserver à tout prix ses parts de marché. De nouvelles enseignes se sont aussi constituées autour du déstockage à l'image de K&M, Fashion Planet et M&H, lesquels vendent du Kiabi, du Jennifer, du Zara et du Pepe Jean à des prix défiant toute concurrence et variant entre 400 et 2 000 DA pour séduire une clientèle de plus en plus appâtée par l'argument qualité et origine, en plus du fait que ce soient des articles neufs, issus directement des dépôts des marques en France et en Espagne. Il reste néanmoins que le choix est réduit, puisque les articles viennent des stocks de vêtements non écoulés après soldes et qui datent d'au moins une année à deux ans. Les détaillants ont trouvé de leur côté la parade pour maintenir leur commerce tout en convainquant leur clientèle de l'actualité des modèles qu'ils proposent à des prix très accessibles. Ces derniers s'orientent vers les confectionneurs d'Aubervilliers dans la banlieue directe de Paris lesquels leur fournissent des sous-marques comme Version Sud, ou bien vers les grossistes soldeurs des articles déstockés à l'image de Morgan de Toi. Même s'ils ne disposent pas de registres du commerce d'importateurs, les détaillants ont trouvé des astuces pour contourner la réglementation en vigueur. Il y a d'abord la filière dite du «cabas», les détaillants employant des jeunes à qui ils payent le billet d'avion et le séjour pour qu'ils ramènent en bagages des commandes. Mais cette activité présente de nombreux risques pour le commerçant dont l'acheteur peut, au pire, se faire prendre en possession d'une somme importante en devises et écoper de sanctions pénales pour infraction à la réglementation des changes en vigueur ou, au mieux, se faire saisir sa marchandise. Evidemment, les plus «débrouillards» se payent les services d'un fonctionnaire indélicat. Néanmoins, les commerçants ont réussi à constituer de véritables réseaux autour de transitaires et d'importateurs ou du moins des prête-noms créant par là même une French Connection du textile. Le système est simple : le détaillant commande sa marchandise à Aubervilliers pour le prix de 4 à 5 euros, pièce. De là, ses cartons sont chargés aux côtés des marchandises de plusieurs commerçants de prêt-à-porter à bord d'un semi-remorque en partance directe pour le port de Marseille. Là, le conteneur est pris en charge par l'importateur mandaté par le groupe de détaillants, lequel aura la charge de le leur faire parvenir à Alger. Ce service est monnayé entre 80 et 450 DA la pièce, qui arrivera sur les étals des commerçants avec une moyenne de prix de 1 500 à 2 000 DA. Selon nos interlocuteurs, l'importateur y trouve son compte d'autant qu'il s'arrange toujours pour «minorer la déclaration en douane». Ces pratiques frauduleuses et la concurrence du textile turque et chinois ont fini par achever la manufacture totale. Selon un revendeur, une vingtaine d'ateliers ont disparu ces dernières années à Alger.
Quelle relance pour l'industrie textile nationale ?
Il est vrai qu'aujourd'hui l'industrie textile nationale est sinistrée. La production de la confection-bonneterie a été divisée par 2,5 en 10 ans et celle du textile-confection a atteint le quart de sa valeur des années 1990. La part du textile dans le PIB est inférieure à 2%. L'activité employait, il y a une vingtaine d'années, 200 000 employés, dont la majorité des ateliers étaient implantés dans les zones enclavées du pays. Aujourd'hui, les effectifs ont sensiblement baissé (15 000 travailleurs). Au cours des années 1990, le Trésor public a injecté 88 milliards de dinars pour tenter de restructurer le secteur, en vain. Quant aux entreprises privées qui possédaient 60% de parts de marché de la confection, elles se sont reconverties dans l'importation ou le commerce. Les pouvoirs publics tentent aujourd'hui de relancer la filière en débloquant la bagatelle de 2 milliards de dollars destinés à la restructuration des entreprises qui subsistent encore, particulièrement à l'intérieur du pays. Néanmoins, la manufacture locale devra faire face à une concurrence sauvage et agressive, d'autant que les entreprises algériennes devront se mettre à niveau qu'il s'agisse du design proposé, de la rentabilité des process, de la qualification de la main-d'oeuvre ou des prix afin de reconquérir le cœur des Algériens, chose qui n'est pas évidente au vu du prix de la matière première à l'import. Dans ce sens, le secrétaire général de la fédération du textile, affiliée à l'UGTA, Amar Takjout, qui a assuré que la manufacture algérienne assurait la production d'articles de qualité, a confié qu'il était consterné après l'adoption par le Parlement d'un amendement autorisant l'importation de fripe, estimant que c'est en contradiction avec les orientations des pouvoirs publics prévoyant la réhabilitation de l'industrie textile, et accusant même les initiateurs du projet de favoriser les lobbies des importateurs. Et d'ajouter que cela risque de porter un coup aux unités textiles installées dans les zones enclavées de 22 wilayas du pays. M. Takjout a également rappelé que 4 000 unités privées de textile ont disparu à cause d'une politique qui a toujours favorisé l'importateur et n'a pas encouragé la création de PME, seul vecteur de création d'emplois et de richesses et susceptibles de couvrir les déficits de la Cnas grâce à l'emploi créé. Le syndicaliste pense dans ce sens que la problématique de la fripe repose la question de la réhabilitation du pouvoir d'achat du ménage algérien. Pour M. Takjout, l'accessibilité du prêt-à-porter aux citoyens lambda ne devrait en aucun cas justifier le commerce d'articles de friperie avec tous les risques que cela induit, mais devrait plutôt pousser à revaloriser les revenus et permettre aux Algériens de s'habiller dans la dignité et la décence.


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