Le film documentaire La Traversée, réalisé par Elisabeth Leuvrey, a été projeté, dimanche dernier, à la Cinémathèque d'Alger dans le cadre de son cycle cinéma «Reportage et documentaire», organisé en collaboration avec le Centre méditerranéen du cinéma et de l'audiovisuel (CMCA) de Marseille. Durant près d'une heure, la réalisatrice convie les cinéphiles à suivre les histoires croisées des passagers du navire «L'île de beauté» qui, chaque été, ramène d'Alger à Marseille ceux qui rentrent de vacances comme ceux qui viennent en France pour la première fois.Tel un prélude, au début du documentaire, l'un des passagers confie : «Le meilleur jour de ma vie, c'est comme aujourd'hui, c'est d'aller voir les gosses […]. On souffre beaucoup, mais il y en a qui ne connaissent pas notre histoire... il y en a qui ne connaissent pas les histoires des immigrés. Ceux qui sont ici... sans famille, sans rien du tout.» Dans ce huis clos maritime, les langues se délient pour conter le destin de chacun, mais surtout une vision différente de l'émigration et/ou l'immigration, de l'identité, du pays mais aussi des espoirs et des désillusions entre passé et avenir. La réalisatrice confiera, à ce propos, dans la presse française, que «le bateau se transforme alors en un véritable sas pour les esprits dont les états se modifient très visiblement au cours du voyage. Bien souvent pour le passager, à l'aller comme au retour, il s'agit de se donner le temps de se faire une raison, de se donner le temps de reprendre des habitudes. Le déracinement et l'acculturation sont des motifs très récurrents du film». Ainsi, un des personnages clefs du documentaire est le bateau en lui-même, «l'île de beauté» devient cet espace particulier situé entre les deux rives portant en lui ces milliers de personnages. Leurs existences sont suspendues, le temps d'une traversée, en un instant de répit, de réflexion et de nostalgie avant d'affronter la nébuleuse de la vie, dès qu'ils atteignent le rivage. Le film dédié à la mémoire du sociologue Abdelmalek Sayad qui est un prisme social de ceux qui voguent d'Algérie vers la France, physiquement mais aussi dans leurs âmes et dans leurs cœurs. Les différentes générations et positions se côtoient dans ce huis clos où la nostalgie de la mère patrie se juxtapose à l'impératif de la mère patrie nourricière. Des portraits croisés qui montrent la diversité des points de vue mais aussi le gouffre qui sépare la première et la troisième génération d'émigrés, mais parfois aussi une même génération. Cela livre à des scènes cocasses, à l'instar de ce vieux qui clame son attachement à l'Algérie, suivi peu après par des petites filles qui confient leur difficile adaptation pendant les vacances dans cette Algérie où elles «s'ennuient au milieu des jaloux». Présenté en ouverture de la sélection française au Festival Cinéma du Réel à Paris et récompensé du prix du Patrimoine 2006, La Traversée s'est vu décerner le prix Découverte 2008 de la Société civile des auteurs multimédia (Scam).L'idée de ce documentaire est venue à la réalisatrice suite à sa première traversée de la Méditerranée par bateau. Née à Alger à la fin des années soixante, Elisabeth Leuvrey, descendante de cinq générations de Français d'Algérie, avait fait plusieurs voyages sur sa terre natale, où elle a mené un travail documentaire sur la question de la mémoire, de l'identité et de la transmission. Lors de ses voyages en avion, elle avait ressenti que «le passage d'un monde à l'autre m'était trop brutal». Elle tente alors d'expérimenter le voyage par bateau où elle découvre un nouvel univers qui l'amènera à effectuer avec son équipe de tournage plus d'une vingtaine de voyages afin de réaliser l'émouvant documentaire.Parmi les passages les plus poignants du film, il y a le long tête-à-tête avec Ben, cet Algérien qui a dépassé la quarantaine et dont le père avait émigré en France, en 1933, pour éviter un mariage forcé et qui quarante ans plus tard rentre en Algérie. L'oncle de Ben, pour remercier son frère aîné de toutes les années de sacrifice qui avait permis à la famille de vivre décemment au bled, adopte Ben et repart à son tour travailler en France. Ben confie à la réalisatrice : «Je crois que je suis condamné à l'entre-deux. Par exemple, je m'interroge des fois sur l'endroit où je vais mourir. Et, je me pose la question de... de quel côté des deux rives je veux être enterré.» Il ajoutera sur un ton lourd de sens, «Est-ce que ça existe, quelque chose qui ne serait ni l'un ni l'autre ? [...] L'idéal serait peut-être d'arriver à faire des deux mondes, un troisième monde.» S. A.