Comme tous les grands artistes algériens tombés dans l'oubli et victimes de l'ingratitude des hommes et des femmes, Amar Ouhadda est parti, définitivement, subrepticement, avec l'élégance de ceux qui se retirent sur la pointe des pieds. Ce grand chansonnier, humoriste social de la veine des Rachid Ksentini et des Mohamed Touri, est mort hier, à l'âge de 90 ans, après avoir souffert de l'amnésie artistique des Algériens et d'un diabète chronique. Il a été enterré sobrement et discrètement au cimetière algérois d'El Madania, l'ancien Clos-Salembier, à quelques encablures de son quartier fétiche de La Redoute, à El Mouradia. Il y dort désormais du sommeil des justes, de ceux qui ont donné à leur peuple du réconfort, beaucoup de bonheur même, celui des rimes guillerettes, des notes joyeuses, des planches théâtrales et des studios de cinéma et de télé. Amar Ouhadda, algérois de racines kabyles, était un grand artiste, pardon, un immense talent au service d'une phénoménale capacité à insuffler l'allégresse dans les cœurs. Grand ami de Khouya El Baz, surnom fauconnier du géant Mohamed El Badji, le compositeur qui faisait pleurer les guitares, Amar Ouhadda s'est fait surtout connaître par des chansonnettes, des goualantes qui sont finalement des peintures des mœurs de son époque. Il y avait de la psycho-sociologie dans ses ritournelles humoristiques, comme dans la célèbre Guerrouma ou-Guerroum, hymne en couplets à un vieux couple de gérontes grincheux mais éminemment sympathiques qui se chamaillent pour mieux se retrouver, dans la tendresse renouvelée des séniors qui ne se quittent plus. On retrouve une inspiration, une tonalité et des aquarelles identiques dans sa fameuse Ettzaouèdjt oudert enniya, littéralement, je me suis marié de bonne foi. Attention, il ne s'agit pas de la complainte d'un marié trompé ou qui se serait trompé sur un choix de vie, mais plutôt d'un hommage au mariage traditionnel, dit de raison, qui est la forme d'union la plus courante en Algérie. Racines kabyles obligent, Amar Ouhadda a chanté aussi en tamazight, comme certains grands artistes, notamment de châabi, originaires de cette terre de créateurs de génie comme M'Hhamed El Anka, Hadj Mrizek, Hssissen et Amar Ezzahi ou encore l'inoubliable Cheikh El Hasnaoui. Pour le souvenir et le plaisir, citons alors la douce et délicieuse chanson Ekker Mattesdoud (matteddoud), qu'on pourrait restituer en français par viens m'accompagner ou viens avec moi : invitation pudique à un amour à partager, exhortation à cheminer sur le sentier d'une tendresse commune. Artiste polymorphe et polychrome, Amar Ouhadda fut également un acteur de théâtre talentueux. Il fut un sociétaire du TNA, le Théâtre national populaire mais surtout un compagnon de route de l'immense Hassan El Hassani, le célèbre homme à la vache, alias Boubagra, le Fernandel du Titteri. Au début des années 70, celles d'une Algérie boumédiéniste, révolutionnaire et socialiste, il rejoint ce frère d'art au TTP, c'est-à-dire la Troupe populaire d'un théâtre d'itinérance et de proximité. Il y côtoiera d'autres grands des planches algériennes de l'époque, en autres, Mustapha El Anka, Tayeb Abou Al Hassan et Rachid Zouba. Humoriste en diable, ce comédien s'est distingué aussi par des sketchs savoureux dont la sapidité rappelle beaucoup ses chansonnettes qui croquent les travers et les mœurs de ses compatriotes. Evoquant le vieil Alger tout comme la Casbah, Amar Ouhadda avait signé trois mémorables saynètes, trois morceaux d'anthologie que sont Hayek Lemramma (voile de soie naturelle fine, tissée anciennement à Tlemcen), Aâdjar El Horma (le voile de la pudeur) et Ettarbouche el-Mâanguar (le Fez droit porté, signe de dignité, symbolisé par la tête haute). Avant de quitter les planches et les plateaux de télé, Amar Ouhadda a tourné des «aventures» qui portent son nom. Il s'agit des tribulations d'un Algérois dans la nouvelle Algérie, celle qui n'était plus socialiste mais qui n'était pas, non plus, tout à fait libérale. Une sorte d'entre-deux bien algérien, construit sur l'ambigüité et le quiproquo. Ainsi fut l'artiste. Polyvalent, gai, généreux, disponible, altruiste, digne, brave et courageux. En somme, des qualités si caractéristiques des Algériens de la trempe humaine et de la hauteur artistique de Guerroum, alias Amar Ouhadda, saltimbanque algérois qui s'est retiré hier, derrière les rideaux du théâtre de la vie. Da Amar, au revoir ! N. K.