L'incohérence de la politique migratoire en Méditerranée est à l'origine de dizaines de milliers de morts. «Le système (migratoire) est en décalage avec le politique migratoire de la Méditerranée», soutenait, lundi dernier, Mme Catherine de Wenden, directeur de recherche au Ceri (Centre de recherche et d'études international France), experte dans les phénomènes migratoires, particulièrement dans l'espace euro-méditerranéen. La fermeture des frontières des pays européens a engendré 17 000 morts durant la période 1998-2008. «Et on ne compte que les tiers des morts», soutient-elle. Cela dépasserait donc les 50 000 morts. L'experte dans les phénomènes migratoires, invitée par l'Institut national d'études de stratégie globale (Inseg) pour intervenir dans la conférence intitulée «La question migratoire en Méditerranée : entre mythes et réalités», organisée à l'hôtel Hilton d'Alger, a décortiqué le phénomène sous un angle contrastant avec les visions alarmistes et apocalyptiques. «La migration est un bien public mondial. La mobilité (des populations) est source de richesse», insiste-t-elle. Loin de la criminalisation des harraga ou de l'attribution des fléaux sociaux et économiques aux «envahisseurs», elle explique méthodiquement par des raisonnements comparatifs, des données historiques et géopolitiques du phénomène de migration international. Son argumentaire, basé sur des statistiques simplement commentées, écarte un peu les œillères. D'abord sur le volume. «Aujourd'hui, la migration concerne 220 millions de personnes dans le monde. Ce n'est pas beaucoup. Ce n'est pas un mouvement d'invasion», relativise-t-elle, en précisant que la migration interne touche 740 millions de personnes. Sur la direction de ces mouvements ensuite. «La migration Sud-Nord représente 63 millions de personnes. Nord-Nord, 50 millions. Nord-Sud, nouvel aspect en plein développement, 14 millions. La plus importante est la direction Sud-Sud», révèle-t-elle en déclarant que le mouvement vers l'Europe touche 30 millions de candidats et que «30 sur 500 million d'habitants, ce n'est pas colossal». Alors pourquoi tout ce tintamarre, de part et d'autre de la mer des civilisations, dès qu'il s'agit de la problématique de la migration ? Pour répondre à la question, la conférencière commence par donner les raisons de ce déplacement Sud-Nord, avant d'aboutir à l'incohérence des politiques (particulièrement européennes) de migration. «La Méditerranée est l'une des plus grandes lignes de fracture démographique et de développement humain. Par leurs mouvements, les migrants atténuent ces lignes de fracture», explique Mme de Wenden. Ce serait donc presque un phénomène d'osmose pour réguler les disparités de développements entre humains. Pour le directeur de recherche au Ceri, la seconde phase la plus importante de la migration amorcée depuis une vingtaine d'années (la première datant d'après la Seconde Guerre mondiale) présente de nouveaux aspects dus à une série de phénomènes résumés comme suit : la chute du Mur de Berlin (1989) induisant l'ouverture des frontières des pays de l'Est ; la transformation des statuts des pays du Sud européen qui deviennent des régions d'accueil et d'installation - grâce à leur développement économique - ; l'échec des politiques de dissuasion, le vieillissement de la population européenne induisant de nouveaux besoins en main d'œuvres. Ce constat serait exacerbé par la «diasporisation» des migrations, qui est un facteur de mobilisation de nouveaux réseaux, la fabrication de l'imaginaire migratoire par les médias et le nouveau phénomène de l'installation dans le mouvement des populations migrantes. Revenant sur la politique migratoire instaurée par des pays européens «peu solidaires», elle dénonce «une politique incohérente et peu compréhensible de l'extérieur», qui se manifeste par une volonté de fermeture et, en même temps, d'un besoin important en main d'œuvre étrangère. «La plupart des pays de départ ont compris, depuis une vingtaine d'années, l'intérêt d'ouvrir leurs frontières (cf généralisation de la délivrance de passeports). Avec la fermeture imposée par les autres, les deux tiers de la population mondiale étant soumise aux visas, la frontière est devenue une ressource. L'économie des frontières est florissante», dénonce-t-elle. Pourquoi donc ces pays insistent-ils à fermer leurs frontières ? La réponse est sans ambages : «Le tournant sécuritaire qui est devenu un dogme de la politique européenne.» Ce serait donc une sorte de schizophrénie qui consisterait à satisfaire une opinion publique frileuse et de plus en plus xénophobe (crise économique et aspect sécuritaire comme fonds de commerce) et un besoin important en travailleurs étranger. «La politique de sélection des élites est insuffisante et a donné de faibles résultats. L'Europe a besoin d'émigration moyennement et faiblement qualifiée», tranche Mme de Wenden. Que faire alors pour régler ce phénomène ? «Etablir une gouvernance mondiale et régionale de la migration. Accompagner et non pas lutter contre la mobilité qui est un bien public de l'humanité. Une mobilité source de richesse et construite sur le multiculturalisme et incluant aussi bien les diasporas, les mouvements associatifs et les gouvernements», répond la conférencière. Elle recommande «la mise en place de systèmes migratoires régionaux en créant des espaces d'échange de libre circulation» en adoptant des politiques régionales - et pas bilatérales qu'elle juge inutiles -, en insistant sur l'anticipation des phénomènes dus aux transitions démographiques, à la mégapolisation des espaces et aux déplacés environnementaux. «L'heure est au dialogue et à l'ouverture d'espaces régionaux de libre circulation pour éviter des situations de conflits très graves», annonce Mme de Wenden. S. A.