Dimanche 28 septembre 2008. Quatre championnats de pays du Vieux Continent abritent autant de derbys. Liverpool-Everton en Angleterre, FC Barcelone-Espanol en Espagne, Milan AC-Inter en Italie et Benfica-Sporting au Portugal. Les autres derbys tiennent encore en haleine des villes entières. Ces matches, qui se rejoignent par leur intarissable attractivité, gardent néanmoins leurs spécificités propres aux lieux et aux traditions véhiculées par la population de la ville concernée. L'enjeu sportif cache curieusement les vraies considérations ayant donné à ces matches de football un cachet particulier. Le match Celtic-Rangers du championnat écossais est incontestablement le rendez-vous le plus attendu par tout un peuple. C'est le plus vieux derby de l'histoire du sport à onze. Sa date de naissance remonte à 1888. C'est le doyen des derbys. Le match cache néanmoins beaucoup de vérité. La rivalité repose sur des facteurs religieux et politique. Les supporteurs des Rangers sont dits protestants, unionistes et loyalistes tandis que ceux du Celtic sont en majorité catholiques et républicains. Itérativement et à quelques jours du déroulement de ce match, la rivalité gagne en intensité. Et ce sont les journaux qui font de la partie l'événement majeur du pays. En matière d'échange, les deux équipes s'interdisent toute relation. Un joueur qui quitte l'un pour rejoindre l'autre est rapidement assimilé à un traître. Trois joueurs seulement ont pu franchir ce mur. Le championnat écossais étant localement étouffé par celui de l'Angleterre, le célèbre «Old Firm» peine encore à vendre son image même s'il impose des références politique, religieuse et historique. Le derby de Glasgow ne fait pas le poids devant celui de Milan même si ce dernier est né dans un contexte complètement différent. La rivalité n'est pas naturelle. Les deux clubs en formaient un seul jusqu'à la fin du XIXe siècle. Milan AC et Inter Milan viennent de la même société : le Milan Cricket and Football Club, fondé en 1899.
Derby milanais : bourgeois contre ouvriers La séparation s'est produite en 1908, lorsque des dissidents créent l'Inter, reprochant au Milan de n'engager que des joueurs italiens. Dès lors, le Milan AC apparaît comme le club du centre-ville, le club populaire («Casciavit»), tandis que l'Inter est le club de la bourgeoisie milanaise («Bauscia»). La rivalité est si intense entre les deux clubs que chaque passage d'un joueur d'un camp à l'autre (Seedorf, Pirlo, Vieri) provoque un beau scandale. Le dernier joueur à avoir emprunté la passerelle qui mène à «l'ennemi», c'était le Brésilien Ronaldo, dont le passage vers l'Inter n'a pas été du goût du club de Berlusconi. «Je suis très heureux, j'espérais marquer un but. Celui-ci est pour les supporteurs qui m'ont aidé à me sentir chez moi. C'est un moment de grand bonheur et je sais que demain, c'est l'anniversaire du président Berlusconi. Je lui dédie mon but.» Cette déclaration a été faite par le Brésilien Ronaldinho à l'issue du premier derby milanais de l'année, remporté par les Rouge et Noir. Dans un autre contexte et devant une autre formation, le but de Ronaldinho n'aurait pas eu d'incidence sur le moral de la présidence du club. Mais il s'agit bien là des secrets d'un derby. Fondé en 1899 par un Anglais du nom d'Alfred Edwards, le club Milan Cricket and Football club se disloque dès 1908 par le fait d'un groupe de jeunes Italiens et Suisses, qui créèrent par la suite leur propre club. Ils l'appelèrent Internazionale (International), en moquerie à l'autre équipe. Les Milanais répondent à la provocation en gardant leur titre en anglais mais ajoutent quand même l'italien «Associazone Calcio». La rivalité atteindra par la suite le terrain lors du premier derby milanais, gagné par le Milan AC 2-1. La rivalité est beaucoup plus qu'une question de fierté ou de différence de religions. Elle symbolise la lutte entre bourgeois (Inter) et ouvriers (Milan). Adversité presque séculaire, choc de cultures, d'idéologies, de modes de vie et d'expressions, au fil des ans, de succès en ères glorieuses, les stéréotypes ont fait de l'Inter un club capricieux, volubile et un rien aristocratique. Le Milan, lui, s'est alors défini, par rapport à son voisin, comme «concret, affable, persévérant...», des valeurs chères au monde ouvrier. Pourtant, avec l'arrivée du magnat italien des télécommunications, Silvio Berlusconi, à la tête du club, cette systématisation sociale s'est quelque peu atténuée. D'ailleurs, Milan et Inter possèdent désormais des supporteurs de toutes classes, où le hasard a encore droit de cité dans le choix de sa foi. Mais depuis l'arrivée de Berlusconi à la tête du Milan AC, les choses ont considérablement changé. Pascal Boniface, de l'IRIS, écrit à ce propos que «Berlusconi a compris avant bien d'autres comment valoriser mutuellement ses intérêts dans la politique, dans le football et dans la télévision. Il s'est servi de la base, des millions de fans du Milan AC, pour construire son parti Forza Italia, dont le nom même se rapproche d'un slogan des supporteurs de football. Berlusconi est devenu Premier ministre une première fois en 1994, et a ainsi placé son adjoint Adriano Galiani à la tête de la Ligue italienne de football. Il est l'image même du leader populiste qui se sert du football pour servir ses objectifs politiques de droite. […] c'est l'incarnation de la thèse selon laquelle le football serait le nouvel ‘opium' du peuple. Cela ne l'a pas empêché de perdre les élections».
Barcelone et l'héritage du franquisme En Espagne, le derby de Catalogne n'arrive pas à gagner des couleurs, nonobstant sa particularité. Le grand écart qui sépare les deux clubs a vraisemblablement dépassionné les fans les plus irréductibles des Barcelonais. Symbole de la résistance contre la dictature de Franco, le FC Barcelone a vite fini par s'opposer au club de la capitale, le Real Madrid, qui, aux yeux des «Bleu grenat» symbolise le régime. Poursuivis par les troupes de Franco, les Barcelonais se réfugiaient dans le stade du Camp Nou. Il convient de rappeler que le Barça avait eu d'autres priorités. Au lendemain de la guerre civile des années 1930, Barcelone s'était illustré par sa résistance face au général Franco. À la fin des années 1950, la région a commencé -même sous le franquisme- à relever la tête et à s'enrichir grâce au talent de ses commerçants. La naissance des Coupes européennes permet au Barça de capter «le nationalisme catalan» renaissant. Avec un sens d'analyse très fin, le directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques, Pascal Boniface, également auteur du livre Football et mondialisation, écrit : «Le Football Club de Barcelone n'est pas la propriété d'un seul homme, mais de milliers d'associés qui votent pour le Président lors d'élections démocratiques très contestées, dont les débats sont retransmis à la télévision. Le Barça représente également le symbole de la résistance à la dictature militaire de Franco. Lorsque les troupes de Franco entrèrent à Barcelone, il y avait en effet quatre listes d'organisations à purger : les communistes, les anarchistes, les séparatistes et le Football Club de Barcelone. Franco a toujours privilégié le Real Madrid, bien servi par l'arbitrage pendant la dictature. Les tribunes du stade barcelonais, Camp Nou, étaient le refuge de la contestation au franquisme et au centralisme castillan ; on pouvait en effet encore y parler catalan et critiquer le régime, ce qui était interdit partout ailleurs. Bref, le Barça est le symbole de la contestation populaire qui s'exprime dans les gradins, là où la police est impuissante.» A. Y.