Imaginez : vous êtes à la tête d'une grande société high-tech concurrente d'Apple –Steve Ballmer, Michael Dell, Meg Whitman, Larry Page ou Paul Otellini (le président d'Intel). Demandez-vous comment vous vous sentiriez au terme d'une telle semaine, qui a vu le PDG d'Apple, Tim Cook, dévoiler le nouvel iPad. Seriez-vous confiant, le nouvel appareil n'étant que légèrement supérieur au modèle précédent – la même tablette luisante, dotée d'un meilleur écran et d'une meilleure connexion ?Ou auriez-vous du mal à trouver le sommeil, habité par la peur de voir le nouveau gadget d'Apple vous mettre définitivement K.O; de le voir consolider sa position de leader incontesté du plus important et du plus turbulent marché high-tech depuis l'avènement du navigateur web? Seriez-vous paralysé par l'angoisse d'être battu à plate couture par un appareil qui, pour l'heure, ne semble souffrir d'aucune faille?Mes chers PDG hypothétiques, j'espère (pour vous) que vous avez peur, grand peur. Attention: il se pourrait bien que je vienne à manquer de superlatifs pour décrire l'extraordinaire, l'étonnante, la prodigieuse, l'incroyable position émergente d'Apple sur le marché des tablettes. Mais j'estime que ces éloges excessifs sont justifiés: à ma grande inquiétude, les concurrents de la firme à la pomme ne semblent pas avoir pris la juste mesure du désastre potentiel qui les menace.A la mi-2010, lorsqu'il est devenu évident que la première tablette d'Apple était promise à un immense succès commercial, j'avais commencé à esquisser deux scénarios possibles pour le futur de ce marché.Première hypothèse: ces appareils pouvaient suivre la voie des smartphones. Apple détient une confortable part des ventes dans ce secteur –et une part des profits plus confortable encore– mais son succès est tout de même limité par des adversaires compétitifs, dont les produits sont considérés comme des alternatives acceptables. Si le marché des tablettes se mettait à ressembler à celui des smartphones, Microsoft, Dell, Intel, HP, Samsung, HTC et Google n'auraient certes pas de quoi se réjouir de leur sort, mais la chose ne serait pas catastrophique pour autant. «Modèle iPod» L'autre scénario potentiel était beaucoup moins optimiste pour les concurrents d'Apple: c'est l'hypothèse dite du «modèle iPod». Dans ce cas de figure, Apple commence par lancer un produit original, qui incarne à lui seul sa catégorie. Lorsque ses adversaires se bousculent pour élaborer un produit capable de rivaliser avec l'appareil en question, la firme à la pomme se contente de sortir des modèles légèrement améliorés chaque année, sans faute, de manière à maintenir son avance sur la concurrence. Apple en profite alors pour baisser le prix des anciens modèles et enrichir sa gamme de produits, les rendant ainsi accessibles à un public plus large.Puis vient le coup de grâce: la firme tire parti des effets de réseaux et de l'enfermement propriétaire pour asseoir sa position (raison d'être du logiciel iTunes et du magasin de musique intégré, dans le cas de l'iPod). Additionnez ces éléments, et vous obtiendrez un appareil imbattable. En 2011, soit dix ans (!) après sa sortie, l'iPod représentait encore 78% des parts du marché des baladeurs.La tablette d'Apple est désormais commercialisée depuis deux ans. Ses concurrents ont sorti des dizaines d'alternatives, mais l'iPad représente aujourd'hui plus de 60% des parts de marché. Pire, le reste de ce marché est aujourd'hui dominé par deux appareils vendus à perte: le Kindle Fire d'Amazon et le Nook de Barnes & Noble. Lors de la conférence du 7 mars, Apple a prouvé qu'il avait tout mis en place pour reproduire le succès de l'iPod. Le nouvel écran «Retina» et l'internet mobile 4G seront des améliorations difficiles à égaler, et plus encore à surpasser.Plus important, Tim Cook a enrichi sa gamme de produits, et il a baissé les prix des anciens modèles. Le modèle de base du nouvel iPad coûtera 489 euros, soit l'ancien prix de l'iPad 2 (qui coûte désormais 409 euros). Vous comprenez le système? Le marché de l'iPad ressemble de plus en plus à la suite du modèle iPod. Et comme toutes les suites, elle sera plus retentissante et beaucoup plus effrayante pour tous les intéressés.
L'iPad imbattable sur le prix Imaginez de nouveau que vous êtes un concurrent d'Apple. Comment battre l'iPad ? Pas sur le prix, ça, c'est certain. Avant même la sortie du nouveau modèle, les adversaires de la firme à la pomme avaient bien du mal à rivaliser avec ses prix en conservant une marge de profit. L'iPad le plus abordable coûte désormais 409 euros, ce qui complique fortement les choses.Apple a puisé dans ses abondantes liquidités pour monopoliser le marché avec certains éléments clés, comme l'écran tactile; la plupart de ses concurrents ne peuvent se permettre de proposer les mêmes options sans vendre à perdre. Cette stratégie est donc exclue, à moins que vous disposiez d'une source alternative de revenus: un important magasin numérique multimédia, par exemple. Inutile, donc, de batailler sur le terrain du prix. Qu'en est-il des caractéristiques de l'appareil? Et si vous élaboriez une tablette disposant d'options dont l'iPad n'est pas pourvu? C'est précisément ce que les concurrents d'Apple tentent de faire depuis deux ans, mais cela n'a pas fonctionné. D'une, ces prétendues «améliorations» (compatibilité avec Flash, plus de ports matériels...) ne font pas envie à grand monde. Ensuite, et c'est nettement plus important, les adversaires d'Apple ne sont pas parvenus à rivaliser avec ses caractéristiques les plus intéressantes sur le plan technique. Les processeurs sur mesure et la technologie de batterie de l'iPad lui permettent d'être de plus en plus puissant sans pour autant sacrifier l'autonomie de l'appareil.
Mauvais côté d'une boucle Faisons le point: s'il est impossible de battre l'iPad sur le terrain du matériel, serait-il possible de le vaincre en élaborant de meilleurs logiciels? Comme je l'écrivais récemment, j'ai hâte de voir la nouvelle version (très réussie) de Windows tourner sur les tablettes dans les mois qui viennent. Mais même si les tablettes Windows 8 sont extraordinaires (et ce «si» est de taille, car aucune tablette de qualité n'est pour l'heure compatible avec ce système d'exploitation), elles ne disposeront pas de la foule des applications optimisées pour ces appareils qui encombrent l'AppStore d'Apple.Or, je pense qu'au moment de l'achat, le nombre d'applications disponibles est un facteur plus important pour les tablettes que pour les téléphones. Un téléphone est utile, quel que soit le nombre de ses applications, mais à quoi bon acheter une tablette privée d'excellents programmes?Microsoft pourrait bien se retrouver du mauvais côté d'une boucle provoquée par les effets de réseau, position dans laquelle il avait acculé Apple sur le marché du PC: les clients préfèrent l'iPad aux tablettes de Microsoft parce qu'il existe 200 000 applications sur l'iPad, et que la concurrence en propose beaucoup moins.Conséquence: les concepteurs d'applications préfèrent développer leurs programmes sur l'iPad, puisque les clients y sont plus nombreux, ce qui stimule, en retour, les ventes de l'appareil. L'enfermement propriétaire promet de devenir un facteur particulièrement important: si votre dernière tablette était un iPad, votre prochaine tablette le sera aussi, parce que toutes vos applications ne sont compatibles qu'avec cet appareil.
Les tablettes ne sont pas une lubie Il existe un dernier espoir pour les adversaires d'Apple, mais la chose est si improbable qu'il est presque insensé d'en faire mention: et si les tablettes n'étaient qu'une lubie, condamnée à disparaître? Cette théorie est souvent avancée par certains de nos lecteurs; ils s'étonnent des prédictions affirmant que les tablettes et les téléphones remplaceront un jour le PC pour devenir nos principaux appareils informatiques.Un petit groupe d'internautes -qui sait se faire entendre- estime que l'iPad n'est, et ne sera jamais, qu'une plate-forme de consommation paresseuse de contenu multimédia. Certes, disent-ils, il se vend comme des petits pains, mais lorsque les gens auront pris la mesure de ses limites, ils continueront d'acheter et d'utiliser des ordinateurs à l'ancienne.J'en doute fort: toutes les tendances observées dans le secteur prouvent que nombre de consommateurs veulent des ordinateurs plus petits, plus faciles d'utilisation et plus maniables: en un mot, des tablettes. Mais je me demande si les concurrents d'Apple ne misent pas, en secret, sur ce scénario de la «lubie».Car s'ils estiment que la tablette est destinée à éclipser le PC, et s'ils comprennent que l'iPad est en passe de devenir une forteresse imprenable, quelle alternative leur reste-t-il, si ce n'est celle de la trouille bleue? Si l'iPad est l'avenir de l'informatique, Microsoft, Intel, Dell et, dans une certaine mesure, Hewlett-Packard sont bel et bien promis au déclin.Et pendant ce temps, Google, qui tire l'ensemble de ses revenus de la publicité, se retrouvera contraint de passer par l'appareil d'un concurrent hostile pour rentrer en contact avec ses clients. En somme, comme je le disais plus haut, il y a de quoi avoir peur. Très peur. F. M. In Reuters