La première nuit de Ramadhan tout démon, tout djinn rebelle est enchaîné. Toutes les portes de l'Enfer sont fermées, aucune ne s'ouvre. Toutes les portes du Paradis sont ouvertes, aucune ne se ferme. On appelle «ô toi qui veux du bien, accours !». Revisiter Abu Îssa Muhammad al-Tirmidhi (824), l'auteur de cette rassurante affirmation, est un moyen offert par la spiritualité musulmane pour réinterroger la réalité ramadhanesque. Cette année, comme durant les précédents Ramadhans, comme jamais et depuis toujours, tout démon et tout djinn rebelle n'ont, apparemment, pas été soumis. Toutes les portes de l'enfer du couffin n'ont pas été closes. Toutes les portes du paradis de la piété, de la sobriété, de la compassion et de la fraternité n'ont pas été déverrouillées. Chaque année, dans un pays où l'économie obéit peu aux règles du droit et à la mécanique de l'offre et de la demande, les démons du marché et les djinns de la consommation se déchaînent ! Le Ramadhan n'est pas seulement un rituel, c'est une ritournelle. Chaque année, les prix flambent encore plus qu'avant et consument les économies de consommateurs compulsifs, adeptes culturels du consumérisme. Tous les ans, les mêmes chroniques dans les mêmes gazettes. Les mêmes refrains, la même litanie sur le couffin du renchérissement, le panier de tous les excès, l'ardoise de toutes les surenchères. Ah, il y a, bien sûr, une administration encore plus incompétente, incapable de contrôler, réguler, sanctionner, autrement qu'en inondant le marché de produits importés. Et toujours ce souci itératif de ne pas ajouter de la fièvre sociale aux tensions artificielles du marché. Le Ramadhan algérien, avec sa parabole du couffin qui flambe, pose de manière récurrente la problématique du marché déstructuré, mais aussi l'acte, nécessairement culturel, de consommer et d'être durant le mois de jeûne. En somme, questionner l'homoramadhanicus algérien. Qui est-il, comment fait-il, comment achète-il, et que dit-il par-dessus le marché ? Dans le coran, sourate de La Vache, verset 187, il y a cette exhortation à faire bombance, sans que cela soit une invitation à une bamboula excessive : «Mangez et buvez jusqu'à ce que l'on voit sur le fond noir de la nuit la lueur de l'aube naissante.» A propos de cette incitation divine à faire ripaille, les chroniqueurs de la doxa islamique racontent qu'une personne vint dire à Abdallah Ibn Abbés, «je mange, mais quand je doute de l'heure, je m'abstiens». Le cousin du Prophète (QSSL) lui aurait répondu : «mais non, manges tant que tu doutes, jusqu'à ce que tu ne doutes plus.» Il est vrai qu'il n'y avait pas à l'époque des Rolex et des Swatch. Les jeûneurs d'alors avaient donc des doutes et cessaient de manger à l'apparition du doute nocturne. Aujourd'hui que l'heure est partout donnée, le «ramadhaneur» algérien doute tout le temps pour être à la fois Pantagruel et Gargantua. Pour «y bâfrer à crever», comme l'écrivait François Rabelais. En ce mois sacré, c'est la sainte goinfrerie qui fait grossir les forçats du carême et engraisser les cochons du commerce spéculateur. Bonté divine, c'est une gargantuesque compétition de cholestérol, une course à l'échalote dont les trophées sont le diabète et les maladies cardiovasculaires ! Il y a d'abord la surconsommation de bombes radioactives comme les limonades algériennes ou de friandises toxiques tels le «cœur de semoule» nommé kalbellouz ou bien la zalabiya radionucléide. Jamais repus, les consommateurs frénétiques s'inventent d'autres envies boulimiques. Pour répondre à la dictature d'yeux toujours plus gros qu'un ventre déjà gros, on se déplace partout. On s'agglutine, on fait des queues psychédéliques. On s'énerve, on se déchaine, on déchaîne les passions. Parfois on ajoute aux noms d'oiseaux des noix et des châtaignes. Bref, on jeûne. A l'algérienne. Une way of life qui transforme le Ramadhan en souffre-douleur de jeûneurs qui souffrent de se goinfrer toujours plus. Surtout, de manquer cruellement de sommeil, pour avoir trop veillé à manger, à regarder la télé et à «tuer le temps». Pour s'excuser, le bambocheur fautif et un tantinet dépressif dit «ghlabni Ramdhane», le Ramadhan m'a vaincu ! C'est alors que les plus sobres disent de lui : «rahou émramdane», il est ramadhanisé, le mec ! Depuis des lustres, les Algériens, pauvres, moins indigents ou riches, au motif de faire plaisir aux sens, s'évertuent à détourner le sens même du ramadhan. Les notions de piété, d'abstinence, de maitrise de soi, de compassion et d'altruisme, propres au siyam, sont consubstantielles au mot même de Ramadhan. Nom dont la racine est «ramda», la chaleur infernale qui réchauffe les pierres du désert. C'est l'être brûlant. Par extension, «al-irtimada», signifie être consumé, se consumer. Le Ramadhan est donc un engouement, une énergie spirituelle créée par l'abstinence et la sustentation maitrisée. Il est censé brûler les péchés et les graisses. Il soulage l'embonpoint, mais en Algérie il rajoute des graisses à la bedaine. Pourtant, il suffit de revenir aux sources de la spiritualité coranique pour bien se comporter et mieux se porter. Cela soulagerait les porte-monnaie et engraisserait moins les spéculateurs. On reviendrait alors aux «shamâ'il al-muhammadiya», les saines vertus du Prophète, comme les a célébrées Abu Îssa Muhammad al-Tirmidhi. La chorba frik n'en serait que plus savoureuse. Saha ftourkoum ! N. K.