Dis-moi comment tu jeûnes, je te dirai quel musulman tu es… La façon même de le rompre renseigne à foison sur la manière d'être musulman. Elle dit aussi beaucoup de choses sur le jeûneur. Plus que d'autres musulmans, l'Algérien est d'une certaine manière le «produit» de sa table. Mois de grâce particulier, de prière, de recueillement, de repentir, de pardon et de miséricorde, le Ramadhan est en Algérie un mois de bombance, de corne d'abondance, de ripailles gargantuesques et parfois d'orgies culinaires. Certes, Dionysos n'est pas algérien. Mais le mois de piété, de retenue, de sobriété et d'abstinence n'est souvent pas synonyme de diète. Loin s'en faut. «Il vous est prescrit de jeûner à l'instar de ceux qui vous ont précédés afin que vous manifestiez votre piété.» (Coran, S.II-V. 183). Vécu initialement dans un but de purification de l'âme et du corps, le mois de la révélation coranique l'est rarement dans un sens ascétique et pénitentiel. Il n'est souvent ni expiatoire ni réparateur. En Algérie, c'est une période de rattrapage gastronomique et de dépenses astronomiques ! Malheureusement, abusus non tollit usum, l'abus n'abolit pas l'usage. Et, plus c'est cher, et plus les jeûneurs, victimes expiatoires, en redemandent. A chaque fois. Chaque année, inversement proportionnel à l'évolution des salaires et du pouvoir d'achat des ménages, pauvres ou moyens, la progression du coût du couffin et de la table du Ramadhan est frappée du sceau du surenchérissement. A telle enseigne que chorba et harira, plats de base par excellence, deviennent des mets de luxe que s'offrent démunis et moins nantis. Et, tous les ans, au mépris des législations divines et humaines, margoulins, maquignons, mercanti et autres quêteurs de petites fortunes mal acquises se servent sur la bête qu'est le jeûneur, décidément impénitent et compulsif. C'est connu depuis que l'Algérie est devenue musulmane : l'Algérien aime le Ramadhan au point de s'en prénommer. Et même de porter le prénom unique et prémonitoire de Chaabane, annonciateur des futures agapes ramadhanesques. Singularité patronymique bien algérienne. Etre Algérien, c'est déjà être dans la spécificité. Autre particularité locale, le rapport au temps et à la convivialité. Onze mois sur douze, les Algériens, casaniers en diable, redécouvrent comme par enchantement les joies de vivre élémentaires. Comme si leurs horloges culturelle et biologique fonctionnent à l'envers de ce qu'ils vivent le reste de l'année. Dans des villes et des villages qui sont sous couvre-feu de fait dès les prières du soir, les jeûneurs revisitent le bonheur banal des sorties en groupes, des balades, des palabres collectifs et des atmosphères bon enfant de cafés maures redécouvrant soudainement les vertus salvatrices de la convivialité aux arômes de café et de thé à la menthe ! En ces moments de grâce divine, car rares, même un «cœur d'amande», gâteau turc qui ne mérite plus son nom depuis que l'âpreté humaine au gain en a fait un cœur de semoule sirupeux, devient une gâterie pour le palais. On se surprend alors à rêver de villes et de villages qui ne seraient plus des bunkers, des casernes ou des caveaux à ciel ouvert. Et l'on rêve finalement d'une Algérie qui ressemblerait douze mois sur douze au Ramadhan, moins, bien sûr, la frénésie des consommateurs et l'avidité des vampires possédant ou non des registres du commerce. Un pays qui retrouverait les couleurs de la joie de vivre sous le soleil éclatant d'Allah… N. K.